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Libération
Libé des forêts

En Equateur, les arbres poussent dans le pétrole

Au cœur de l’Amazonie équatorienne, joyau de biodiversité, des habitants dénoncent l’explosion des cancers liés aux activités de Chevron-Texaco.
Extrait de la BD «Texaco : Et pourtant nous vaincrons» (Illustration Sophie Tardy-Joubert, Pablo Fajardo, Damien Roudeau. Les arènes)
publié le 26 août 2019 à 19h26

Patricia tire vivement son fils, récalcitrant, par la main. D’un pas déterminé, l’Equatorienne, petite aux longs cheveux noirs descendant dans le dos, avance dans une ruelle en terre, à Lago Agrio, vers une imposante maison aux parpaings apparents. Un jeune homme borgne ouvre la porte et les guide vers une pièce dénuée de meubles. Sur un lit, dans la pénombre, est recroquevillé un homme en survêtement gris. On pourrait le croire mort, tellement ses jambes et son visage sont émaciés. A l’approche des visiteurs, Napoleon esquisse, on ne sait comment, un doux sourire. Et révèle un ventre gonflé de manière disproportionnée.

Assise à ses pieds, sa femme, la peau bronzée marquée par de fines rides, raconte : «Quand il a d'abord eu mal à l'estomac, il y a un an, on pensait à une gastrite. Puis les médecins ont découvert la tumeur. Malgré deux sessions de chimiothérapie, elle a atteint un stade terminal.» La voix tremblante, elle demande de l'aide à l'infirmière, qui arbore sur son chemisier beige le sigle Udapt pour Union des victimes des activités pétrolières de Texaco, un regroupement de treize associations de victimes autochtones de la pollution de Chevron-Texaco.

Comme des milliers d'habitants de la région, à 68 ans, Napoleon souffre probablement des conséquences de la pollution pétrolière. «Notre ferme se trouve au milieu de la contamination, confirme l'épouse, comme une évidence. Depuis trente-deux ans, nous vivons entre deux torchères et près d'un puits pétrolier.» Les mecheros, ces tourelles métalliques d'où s'échappe une flamme éternelle, imperturbable même sous la pluie, sont utilisés par les compagnies pour brûler les gaz qui s'échappent lors de l'extraction de l'or noir.

A Lago Agrio, le pétrole coule dans les veines de la ville, pourtant perdue au cœur de l'Oriente, la tranche d'Amazonie équatorienne, carré mêlant jungle luxuriante et forêt parsemée. Dans les jardins, sur les stades de foot, au bord des routes, 53 puits de pétrole émaillent cette cité aux recoins presque fantomatiques, et construite lors de la découverte d'importants gisements dans les années 60. Les bus publics s'y appellent encore Transpetrolera. On y trouve une boîte de nuit défraîchie au nom évocateur d'El Petrolero («le pétrolier») et réputée pour accueillir des prostituées. De son vrai nom Nueva Loja, la cité est plus connue comme «Lago Agrio», le patronyme traduit de la ville qui a fait la fortune de Chevron-Texaco, aux Etats-Unis, la première entreprise pétrolière arrivée dans la région. Et celle qui a fait le plus de dommages environnementaux.

Une amende de plusieurs milliards jamais payée

Aujourd’hui, l’empreinte indélébile de l’or noir, toujours essentiel pour l’économie nationale, perdure sur cette région, joyau de biodiversité. Toutes les semaines, Patricia poursuit sa tournée des souffrants de Lago Agrio. Cancers de la gorge, de l’estomac, de la peau, des poumons, leucémie chez les enfants, malformations, fausses couches, les maux liés à la pollution sont multiples mais difficiles à attribuer directement au pétrole, car ils se déclarent souvent après des années d’exposition. En un an, l’Udapt a identifié 168 nouveaux cas de cancer dans la ville et alentour. Ce qui fait monter leur décompte à 2 800 (sans les morts), pour 48 000 habitants.

L'histoire des victimes de Lago Agrio a longtemps été considérée par les défenseurs de l'environnement comme le symbole d'une victoire écologiste à la David contre Goliath, comme le relate la bande dessinée Texaco. Fait unique dans l'histoire de l'Equateur, 30 000 habitants de l'Amazonie ont battu le géant Chevron-Texaco, en 2011, après dix-huit ans de procès, condamnant l'entreprise à payer 9 milliards d'euros de réparations, une amende record, et à mener des travaux de dépollution. Huit ans plus tard, rien n'a été versé.

Au volant de son 4 × 4 blanc emprunté à un ami, Donald Moncayo peut raconter des dizaines d'histoires de vies dévastées par la pollution. Lui aussi est né «à 100 mètres d'un puits de pétrole et entre deux piscines». Loin de l'attribut des vacances estivales, les piscines pétrolières ne donnent pas envie de s'y aventurer. Une machette à la main et des bottes en caoutchouc aux pieds, Donald se fraye un chemin dans la végétation luxuriante à quelques kilomètres de Lago Agrio. Equipé de gants blancs, le voilà qui pose sa main à la surface de ce qui ressemble à un étang sur lequel flottent des lianes. Elle en ressort noire et luisante. Du pétrole brut. C'est une des piscines construites par Chevron pour contenir le pétrole et éviter la pollution.

En réalité, il s’agit juste de trous creusés dans la terre, sans paroi protectrice ni capot, cachés au milieu de la forêt. Pour éviter qu’elle déborde avec les pluies torrentielles qui arrosent régulièrement l’Amazonie, celle-ci possède un petit tuyau qui déverse le trop-plein en contrebas, dans un ruisseau relié… au fleuve Aguarico.

Les fondations des cultures amazoniennes

Les vingt-cinq ans de lutte contre le géant américain ont épuisé certains habitants, et rendu d’autres pragmatiques. L’aide ne viendra ni de Chevron ni du gouvernement qui a accepté, fin février, de dépolluer les dommages à la place de l’entreprise américaine.

Assis dans les beaux locaux fleuris de l'Alliance Ceibo, accolés à la jungle encore bruissante de la dernière pluie journalière, Filor Tangoy Sanda, Alicia Salazar et Emergildo Criollo énumèrent les actions lancées par leur ONG. Les quatre nationalités autochtones A'Ikofan, Siekopai, Siona et Waorani se sont réunies pour défendre les fondations de leurs cultures : la forêt amazonienne, ses animaux et les esprits qui y vivent, «leur cosmovision». Grâce aux financements des Fondations DiCaprio et Rainforest, ils ont pu installer 78 systèmes de filtrage de l'eau de pluie. Des systèmes qui coûtent 1 500 dollars (environ 1 350 euros) par famille. «Pour éviter que les communautés n'aient d'autres choix que de travailler pour l'industrie pétrolière, nous installons aussi des panneaux solaires et enseignons comment vendre l'artisanat, en particulier aux femmes, détaille Emergildo. Le tourisme durable permet aussi d'apporter un salaire aux habitants de l'Amazonie, tout en préservant la forêt.»

A leur côté, une porteuse d'espoir est de passage. La charismatique Nemo Nenquimo, 33 ans, de longs cheveux encadrant un visage rayonnant, préside pas moins de 22 communautés dans l'Amazonie équatorienne. Son credo : «Mes ancêtres défendaient la forêt avec des lances et interdisaient aux étrangers d'entrer sur nos terres sacrées. Pourquoi ne pas faire la même chose aujourd'hui ?» A la tête d'un mouvement de rébellion autochtone qui se propage dans tout le pays, elle compte bien faire plier le gouvernement et l'empêcher d'accorder des concessions pétrolières sur leur territoire. Face à sa ferveur, revient en tête cette phrase prononcée par Donald Moncayo, sous l'ombre des arbres amazoniens : «Ici, nous n'avons que deux options : mourir en affrontant les entreprises, ou de maladie. Si tu veux mourir dignement, il faut lutter.»