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Libé des forêts

L'ayahuasca, liane de folie

Interdite en France car considérée comme une drogue – elle contient la diméthyltryptamine, une molécule organique psychotrope – cette liane venant de la forêt amazonienne exerce aujourd’hui une fascination mondiale de par ses vertus facilitant la connaissance de soi. Reportage à Gérone où se déroulait fin juin une conférence mondiale sur le sujet.
Une cérémonie autour de l'ayahuasca, en 1999 à Tarapoto, dans la jungle du nord est du Pérou. (Photo Jaime Razuri. AFP)
publié le 26 août 2019 à 9h44

Caapi, Dápa, Mihi, Kahí, Natem, Pindé, Yajé, Daime… Depuis des temps immémoriaux, les populations amazoniennes ont donné des noms très variés à une même plante. Désormais, on la connaît partout sous le nom d’«ayahuasca», littéralement «la liane des morts», selon son étymologie quechua. Aujourd’hui, loin de cette acception morbide, cette décoction traditionnelle exerce une fascination mondiale de par ses vertus facilitant la connaissance de soi. Depuis le «tourisme chamanique» en Amazonie jusqu’aux cérémonies aux Etats-Unis ou en Europe, cette infusion épaisse et brune au goût très amer se répand de plus en plus. Au point de mériter une Conférence mondiale, organisée par l’Iceers, l’International Center for Ethnobotanical Education, Research and Service, basée à Barcelone, l’organisation la plus en avance sur la connaissance de l’ayahuasca. En 2014 à Ibiza, puis en 2016 à Rio Branco au Brésil, eurent lieu déjà sous son égide des conférences internationales sur cette plante. Mais sa version 2019, début juin à Gérone, a de très loin dépassé ces éditions antérieures par son ampleur: 1 200 participants, 60 spécialistes de l’ayahuasca venus du monde entier (dont des chamans issus de six nations amazoniennes), et 120 exposés, conférences ou ateliers participatifs. Résumé et état des lieux.

Origine et situation

Cette décoction se prépare depuis très longtemps dans le cadre de cérémonies rituelles dans des régions amazoniennes où prolifère la Banisteriopsis caapi, une plante en forme de liane que l'on trouve au Pérou, au Brésil, en Bolivie, en Equateur, au Venezuela, au Paraguay ou en Colombie. Au total, on compte une centaine d'espèces botaniques pouvant accompagner l'ayahuasca. Mais l'additif le plus popularisé est le Psychotria viridis, ou «chakruna», un arbuste de la famille du café pouvant mesurer jusqu'à trois mètres de haut. L'ayahuasca joue un rôle central dans la culture d'au moins 70 peuples d'Amazonie (Cofán, Cocama, Shipibo, Matsuguenga, Marubo). En outre, on dénombre trois religions directement liées à l'ayahuasca – le Santo Daime, la Barquinha et l'Union du végétal – qui se pratiquent dans les zones limitrophes au Brésil, à la Bolivie et au Pérou. Dans le sud de la Colombie, dans l'Alto Putumayo, les mouvements indigènes ont récemment intégré les cérémonies d'ayahuasca dans la prise de décision tribale pour protéger leurs territoires et leurs liens sociaux. «L'intérêt incroyable pour l'ayahuasca permet à l'Occident de redécouvrir la richesse des cultures indigènes, affirme Adolf Sanz, du mouvement religieux Santo Daime. Au Brésil notamment, il y a un revival des festivals ruraux avec cérémonies où accourent des citadins, du visiteur lambda au conférencier spécialiste du sujet.»

Spécificité

La notoriété de l'ayahuasca renforce aussi son caractère singulier. «Difficile pour la plante de trouver sa place dans un monde technicisé et dominé par la science», souligne Agustín Guzman, qui travaille sur «l'auto-connaissance grâce aux plantes». Le problème principal, disent l'ensemble des conférenciers, est que pour la science officielle et les pouvoirs en place l'ayahuasca se réduit à de la DMT, la diméthyltryptamine, une molécule organique psychotrope. «Oui, le breuvage en contient mais ce réductionnisme est aberrant !», s'emporte le néerlandais Benjamin De Loenen, fondateur et directeur de l'Iceers. Son itinéraire est éclairant quant à la possibilité d'une autre approche. En 2004, cet étudiant en cinéma filme un documentaire sur l'iboga au Gabon, un arbuste des sous-bois surnommé «bois sacré», dont les racines sont utilisées au cours des cérémonies bwiti, un rite initiatique très répandu dans ce pays africain. «C'est là où j'ai pris conscience de son potentiel curatif. De l'iboga et aussi d'autres plantes.» Benjamin De Loenen a ensuite fait de l'ayahuasca sa priorité. «Plus qu'une plante, c'est une vision du monde, une relation symbiotique entre l'homme et la nature.» «Une plante maîtresse, renchérit Carlos, un chaman colombien. En occident, on veut séparer ce qui ne doit pas l'être. Prendre de l'ayahuasca hors d'un encadrement, d'une cérémonie, sans chaman expérimentés, ni icaros [chants sacrés, ndlr], n'a pas tellement de sens.» Une référence aux écueils d'un tourisme en vogue: non sécurisé, avec chamans improvisés et des visiteurs ingénus et pressés d'avoir des visions.

Légalité

Presque partout, l'ayahuasca est une plante clandestine. On peut distinguer trois catégories de pays. La première est celle des intransigeants: en France et en Russie, elle est strictement interdite, comme toutes les plantes psychoactives. Dans la plupart des autres pays, l'ayahuasca n'est ni prohibée ni autorisée; au Portugal, en Israël ou au Mexique, des gens ont été poursuivis pour avoir reçu cette «pâte» par courrier ou pour l'avoir transporté en avion. L'Espagne est un cas intéressant: comme de nombreuses autres «substances psychoactives», son usage personnel est autorisé, à condition que la plante ne soit ni vendue, ni partagée. Ceux qui officient ont pris l'habitude de tenir sous silence la tenue de cérémonies. Mais de plus en plus les policiers agissent à la source, souvent en se faisant passer pour des fournisseurs auprès de ceux qui commandent la marchandise en provenance d'Amérique du Sud. Selon l'Iceers, une soixantaine de personnes ont été mises en détention ces derniers mois pour des affaires en lien avec l'ayahuasca. «Les procès sont souvent un dialogue de sourd, souligne le juriste Antonio Martín Pardo. On y réduit la problématique à cette sentence: l'ayahuasca contient de la DMT, la DMT est une drogue, donc l'ayahuasca est une drogue. Il faut éduquer juges et procureurs !» Troisième catégorie: les pays bienveillants qui permettent la consommation de la plante. C'est le cas du Brésil, du Canada ou des Etats-Unis où son usage est régulé dans le cadre religieux. «Le Pérou et la Colombie sont des cas extrêmes, note Natalia Rebollo, une experte. Le premier la considère comme patrimoine culturel, la seconde y voit même une protection contre le trafic de drogue.»

Soutenabilité

Le boom de l'ayahuasca, impossible à chiffrer, a des incidences sur la matière première. Depuis toujours, les chamans amazoniens la recueillent à leur guise. Désormais, la demande mondiale oblige les cueilleurs à aller chaque fois plus profondément dans la forêt. Dans le sanctus sanctorum, autour d'Iquitos et Loreto au Pérou, cette dangereuse tendance s'observe. Depuis le port fluvial de Pucallpa, le trafic de motos-cars est ininterrompu pour alimenter les centres locaux pour Occidentaux, qui poussent comme des champignons, ou pour l'exportation. «Selon notre enquête, dans cette zone, cinq à sept hectares ont été ratissés et il faut désormais se rendre dans des endroits peu accessibles, comme autour du lac Imiria», souligne Chris Kilham, qui a enquêté sur cette question. Heureusement, il reste encore pas mal de réserves intouchées.» En parallèle, des familles de cultivateurs ont trouvé un bon filon, aux dires de Chris Kilham. La vogue de cette plante sacrée n'a pas que des conséquences négatives, nous dit Carlos Suárez, un chaman péruvien: «Il y a une brusque intensification, c'est vrai, avec tout ce que cela suppose d'appétit prédateur, de baisse de qualité de l'ayahuasca, de centres gérés par des chamans non formés. Mais cela permet aussi de fixer des populations rurales, d'éviter leur exode vers les villes.» Des villes comme Iquitos aussi en profitent: selon l'Iceers, 15 millions d'euros entreraient chaque année dans les quelque 70 centres, la plupart tenus par des Occidentaux.

Une drogue ?

Oui, dans la mesure où l'ayahuasca a des pouvoirs psychoactifs. Non, pour toutes les autres caractéristiques de la drogue: la plante n'agit pas sur les circuits de la récompense, comme le font l'héroïne ou la cocaïne, donc pas d'addiction. Il n'y a pas de risque d'overdose; les visions qu'elle provoque sont moins liées à des apparitions hallucinogènes qu'à des processus intérieurs. «Il est indéniable que l'ingestion d'ayahuasca mène à un "état modifié de conscience", admet Annalisa Valeri, une chercheuse. Mais on met tout dans le même sac. De manière générale, la culture occidentale, innervée de culture catholique, est allergique aux états modifiés de conscience; or ceux-ci peuvent aider à construire un "moi" multiple.» Elle a notamment mené des enquêtes au centre Takiwasi, au Pérou, dirigé par le Français Jacques Mabit, qui accueille notamment des toxicomanes pour les soigner. «J'ai étudié des cas lourds. Le succès n'est pas toujours au rendez-vous. Mais j'ai pu observer que l'ayahuasca permet d'accéder à des traumatismes profondément ancrés.»

Un puissant médicament ?

Le formidable potentiel que représente l'ayahuasca comme force curative a marqué ce congrès. «Elle offre une force d'introspection inouïe, donne une perspective différente sur nos problèmes vitaux et nous met en contact avec des motivations et des émotions authentiques, via des changements perceptifs et cognitifs», résume José Carlos Bouso, directeur scientifique d'Iceers. Selon l'organisme, vingt ans d'études montrent que les utilisateurs d'ayahuasca sont moins enclins que les autres aux drogues légales, telles que les analgésiques, anxiolytiques ou antidépresseurs que la moyenne. Le Journal of Psychoactive Drugs, publié en février dernier et étudiant un échantillon de 380 personnes, affirme que 56% des consommateurs d'ayahuasca suivent cette même tendance vertueuse. La chercheuse germano-mexicaine Anja Loizaga-Velder, de l'université nationale autonome du Mexique, estime que «l'usage respectueux de l'ayahuasca, ingéré dans des environnements contrôlés, peut être incorporé dans la vie moderne avec des bénéfices pour la santé publique.»

Liens avec la nature

L'ayahuasca est une chance qui devrait être mise à profit, insiste Benjamin De Loenen: «A un moment où les dérèglements mentaux augmentent, où le changement climatique s'accélère, où les droits des cultures indigènes sont bafoués avec violence, cette plante pourrait jouer un rôle dans le rétablissement nécessaire de notre relation symbiotique avec la nature.» Le célèbre écrivain et psychiatre chilien Claudio Naranjo, un des pionniers de la psychologie transpersonnelle décédé en juillet, avait prophétisé: «Notre monde civilisé s'est retourné contre la nature. Nous avons criminalisé en nous le serpent, symbole de la connaissance. Une cérémonie d'ayahuasca est une manière de connecter avec notre nature instinctive, si maltraitée. Mais cela, on ne le sait que lorsqu'on s'est embarqué dans le voyage intérieur de l'auto-connaissance.»