Si d'aventure, cet été, vous avez traversé la France par ses diagonales, le constat n'a pu vous échapper : partout, la campagne est devenue une savane jaunie, accablée par la sécheresse et la chaleur. A tel point que vu de la route, on a bien du mal à faire la différence entre les chaumes des blés fauchés et les prés rasés par la canicule. Et pourtant, le vert d'une forêt, d'un boqueteau, d'une haie rebelle n'est jamais très loin. Comme un liseré de sève ourlant cette lande torride dont on se demande si elle sera réversible l'automne venu. Bien sûr, la forêt souffre aussi du manque d'eau (particulièrement les hêtres et les sapins), on frémit quand le feu la gagne mais l'on s'apaise à l'ombre de ses frondaisons retrouvées. En ces temps cruciaux de chamboulement climatique, le chêne de la forêt de Compiègne, le charme du bocage morvandiau, le châtaignier ardéchois sont de formidables hymnes à la vie, comme celui chanté par Alphonse de Lamartine dans son poème le Chêne - suite de Jéhovah (1) où il nous rappelle qu'un tout petit gland peut devenir un géant solitaire défiant le temps : «Il vit ! Le colosse superbe / Qui couvre un arpent tout entier / Dépasse à peine le brin d'herbe / Que le moucheron fait plier ! / Mais sa feuille boit la rosée, / Sa racine fertilisée / Grossit comme une eau dans son cours, / Et dans son cœur qu'il fortifie / Circule un sang ivre de vie / Pour qui les siècles sont des jours !»
Inflation éditoriale
Il faut dire que de nos premiers pas dans une sommière de la forêt de chaux à l'inévitable dernier voyage entre quatre planches, nous sommes tous faits du bois dont l'humanité s'est nourrie, chauffée, a construit ses premiers abris avant de partir à la découverte du vaste monde sur des bateaux en chêne de marine et de fêter ses découvertes avec de divins nectars de Bourgogne et d'ailleurs embarriqués dans des tonneaux en chêne de la forêt de Tronçais. Aujourd'hui, peut-être plus que jamais, l'humanité s'accroche à son arbre en constatant les ravages de la déforestation, de la pollution et des changements climatiques. «Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent», affirmait Chateaubriand. Il suffit de se rendre dans une librairie pour mesurer l'inflation éditoriale sur le sujet. En tête de gondole, on trouve la Vie secrète des arbres, (2), écrit par un forestier allemand, Peter Wohlleben, et traduit en 32 langues. On y apprend que les arbres ont un grand sens de la communication et de l'entraide et que les forêts ressemblent à des communautés humaines. Au fond, tout se passe comme si l'homme en péril se raccrochait aux branches de la vie en considérant enfin à sa juste place le reste du monde vivant, animal et végétal. Ainsi les Français sont unanimes quand il s'agit de célébrer leurs forêts ; ils en ont même fait des appellations d'origine contrôlée comme pour leurs vins et leurs fromages : le bois du Jura est ainsi devenu une AOC en mars. Selon un sondage publié en mai 2018 à l'occasion de la Fête de la nature, 83 % des Français estiment que la préservation de la biodiversité devrait être une priorité du gouvernement et 86 % souhaitent qu'elle devienne une cause nationale. Mais seule une personne interrogée sur trois déclare faire régulièrement des balades en forêt, au bord de lacs ou en bord de mer.
Ainsi, notre rapport à la nature semble finalement plus près du cœur que des yeux. De la forêt, nous n’avons souvent qu’une vision périphérique à l’orée. Celle des sous-bois des aires d’autoroutes avec tables de pique-nique express, poubelles débordantes d’emballages plastiques et troncs d’arbres pissotières. Celle des parcours de santé balisés, gravillonnés qui sont devenus les clubs de gym en plein air sur les pourtours des forêts tandis que leurs cœurs restent déserts ou alors traversés par des vététistes trop pressés pour apprécier la beauté d’un douglas ou d’un érable. Pire encore, en mal de naturalité, nous abattons des arbres pour en faire du mobilier en bois brut et massif et nous donner l’illusion d’une authenticité retrouvée.
Mais l'essentiel au fond est de savoir se perdre en forêt et dans ses pages. Celles de Henri Vincenot et de son Pape des escargots, celles de Bernard Clavel et de ses Colonnes du ciel, celles d'Alain-Fournier dans le Grand Meaulnes. Oubliez votre portable GPS et abandonnez-vous aux clairières remplies de fougères et d'herbes à matelas, aux sentiers bordés de bruyère, aux maquis peuplés de chênes kermès. Ecoutez le silence, il paraît que les arbres se parlent, selon Peter Wohlleben. La forêt est une page blanche où peuvent s'écrire les cinq sens : touchez l'écorce crevassée d'un chêne-liège ; humez le parfum du cèdre de l'Atlas ; goûtez une mûre gorgée du soleil d'août ; régalez-vous des couleurs enflammées des frondaisons d'automne ; écoutez le vent qui fait gémir les houpiers.
Vous pouvez aussi convoquer l'histoire et les légendes des hommes. Dans la forêt de Brocéliande, en Bretagne, les pierres mousseuses racontent cette terre de mythologie celte qui servit de décor aux romans consacrés au roi Arthur et aux chevaliers de la Table ronde dès le XIIe siècle. A Cerny-en-Laonnois, dans l'Aisne, le vent souffle dans les grands arbres sombres qui bordent le cimetière français (5 150 combattants contre 7 000 pour le cimetière allemand) des victimes de la Première Guerre mondiale. La stèle musulmane de Kanga Fadoua, du 5e bataillon des tirailleurs sénégalais («mort pour la France» le 14 août 1917), jouxte la croix d'Ernest Escladie, du 21e régiment d'infanterie coloniale («mort pour la France» le 6 août 1917). On repose entre camarades au Chemin des Dames mais aussi dans la solitude du bas-côté de la route, du fond des bois.
Tous les peuples se sont un jour réfugiés dans la forêt pour fuir la guerre, la peste noire et autres folies des hommes. Faudra-t-il un autre cataclysme mondial pour renouer avec le cœur du vivant ? Deux livres résonnent et raisonnent fort en cet été caniculaire : paru en 1963, le Mur invisible (3) est le roman le plus célèbre de l'écrivaine autrichienne Marlen Haushofer. Il décrit la vie d'une femme survivant en pleine forêt, isolée du reste du monde par un mur invisible qui n'est pas sans rappeler le rideau de fer érigé en pleine guerre froide. Cette Robinson moderne dit : «Ici dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. […] Maintenant que les hommes n'existent plus, les conduites de gaz, les centrales électriques et les oléoducs montrent leur vrai visage. On en avait fait des dieux au lieu de s'en servir comme d'objets d'usage.»
«Manzanitas et arbres à suif»
Parce que la forêt s'apprend, Nell et Eva, les héroïnes du roman de l'Américaine Jean Hegland Dans la forêt (4), font l'apprentissage de la confiance mutuelle avec la nature qui les entoure quand la civilisation s'effondre. La première raconte : «Avant j'étais Nell, et la forêt n'était qu'arbres et fleurs et buissons. Maintenant, la forêt, ce sont des toyons, des manzanitas, des arbres à suif, des érables à grandes feuilles, des paviers de Californie, des baies, des groseilles à maquereau, des groseilliers en fleurs, des rhododendrons, des asarets, des roses à fruits nus, des chardons rouges, et je suis juste un être humain, une autre créature au milieu d'elle.»
Songez aussi à vous adosser confortablement à un fût de hêtre pour déguster l'Homme qui plantait des arbres (5), la courte fable réjouissante de Jean Giono où un vieux paysan fait revenir à la vie une terre hostile et brûlante en y plantant tout au long de son existence des dizaines de milliers d'arbres. «Une œuvre digne de Dieu», écrit Giono.
(1) In le Goût des arbres, éd. Mercure de France, 2019, 8,20 euros.
(2) Ed. les Arènes, 2017, 20,90 euros.
(3) Ed. Babel, 1992, 8,70 euros.
(4) Ed. Gallmeister, 2018, 9,90 euros.
(5) Ed. Gallimard, 1996, 8,90 euros.