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Libération
Reportage

Immigration aux Etats-Unis : «Je ne sais pas combien de temps on va tenir»

De Tucson à Tijuana, «Libération» est allé à la rencontre des migrants, désespérés face à un labyrinthe administratif toujours plus inextricable.
Le 2 août, sur le pont reliant Matamoros à Brownsville, au Texas. Les migrants renvoyés au Mexique croisent ceux demandant l’asile. (Photo Emilio Espejel, AP)
par Laure Andrillon, envoyée spéciale en Arizona et au Mexique
publié le 30 août 2019 à 20h46

En quelques mois, le monastère bénédictin de Tucson était devenu une plaque tournante du flux migratoire : les autorités américaines y acheminaient des candidats à l’asile depuis tous les postes-frontières de l’Arizona, et même depuis la Californie et le Texas. Au mois d’avril, par jour, elles déposaient sur le pas de la porte jusqu’à 290 personnes, prises en charge par les bénévoles de Casa Alitas, une association humanitaire de l’Eglise catholique. L’endroit était tellement débordé qu’une dizaine de lieux annexes (motels, gymnases, bâtiments désaffectés) avaient aussi été réquisitionnés. Et au milieu de l’été, pour cause de travaux programmés de longue date dans le monastère, Casa Alitas avait dû déménager son programme d’accueil.

A la mi-juillet, lorsque Libération se rend sur place, tout est prêt dans la nef du monastère, comme chaque jour, pour accueillir les demandeurs d'asile arrivés de la frontière. Les peluches attendent de consoler les enfants, les lits de camp se tiennent en renfort au cas où les dortoirs seraient pleins. Des bénévoles ont les mains remplies des objets habituellement confisqués par les autorités américaines dans les centres de transit et de détention pour migrants : ceintures, lacets, rosaires.

Depuis octobre 2018, plus de 13 800 migrants sont passés par ce centre d’accueil. Tous ont été relâchés par l’ICE, la police de l’immigration, et la CBP, celle des frontières, après avoir été munis d’une convocation pour être entendus par un juge de l’immigration. Pendant leur séjour de deux à trois jours, les bénévoles les aident à organiser le trajet pour rejoindre leur «sponsor», une personne présente légalement sur le territoire américain qui accepte de se porter garante pendant l’examen de la demande d’asile. Les murs de l’abri sont tapissés de cartes, car les migrants ne savent souvent pas où ils se trouvent. Elles indiquent tantôt les distances, tantôt les climats.

Ardoise d’écolier

Pendant la première quinzaine de juillet, le flux s'est soudainement tari. Et ce matin-là, les bénévoles semblent désemparés : seuls 27 migrants se sont réveillés au monastère. L'ICE n'en dépose que 10 supplémentaires, en début d'après-midi. Deux familles mexicaines et une famille cubaine descendent du bus de la police de l'immigration en silence. Elles traversent la cour jonchée de tricycles abandonnés puis entrent dans l'église. Elles tiennent sur deux bancs. «On ne sait pas pourquoi les chiffres ont subitement baissé, commente Diego Lopez, coordinateur du programme d'accueil de l'association. On observe en tout cas que les personnes arrivées récemment présentent plus de difficultés, notamment sur le plan médical.»

Dans l'un des dortoirs est allongée une Cubaine de 81 ans. Sa santé s'est progressivement dégradée entre avril et juillet, le délai que sa famille a dû attendre pour parler à un officiel américain. Trois jeunes Mexicaines, toutes muettes, arpentent les couloirs. Elles communiquent avec les bénévoles en écrivant sur une ardoise d'écolier. Ana (1), une Guatémaltèque de 19 ans enceinte de sept mois et demi, est paisiblement assise dans la «salle des départs» quand une infirmière vient lui annoncer qu'elle ne pourra pas entreprendre le voyage qui devait la mener chez son oncle, à New York. Sa santé est préoccupante et ses contractions déjà trop régulières. «Du côté mexicain, la frontière est engorgée et l'attente pour obtenir une convocation s'allonge, explique Christie Voelkel, une bénévole. Le temps joue de plus en plus contre les migrants.»

Car de l’autre côté du mur, les abris ne désemplissent pas. A Nogales, ville mexicaine au sud de Tucson, le délai d’attente pour obtenir un entretien dit de «peur crédible» (où le candidat doit prouver qu’il craint légitimement pour sa vie dans son pays) avec un fonctionnaire américain, première étape du processus de demande d’asile, est d’environ trois mois.

«Les cartels ont des yeux»

Depuis février, le bouche-à-oreille amène de plus en plus de migrants à faire plutôt la queue au petit poste frontalier d’Agua Prieta, une ville pourtant réputée dangereuse, située à deux heures de route. On raconte que l’attente y est de cinq à six semaines. Le seul abri pour migrants de la ville a lui-même instauré une liste d’attente après que, début juin, 170 personnes ont cohabité dans un espace de 45 lits, rendant le lieu insalubre.

Quand approche leur tour de parler à un officiel américain, les migrants vont dormir sous des bâches en plastique, au pied du mur couleur rouille surmonté de barbelés, sous le nez même des gardes-frontières. Des bénévoles venus des Etats-Unis rendent visite aux familles chaque jour et se relaient pour les accompagner sur les 400 m qui les séparent des sanitaires mis à disposition par un couvent. Ils sont vêtus d'un gilet jaune barré de la mention «aide aux migrants». «Le cartel d'Agua Prieta a déjà menacé des migrants et nous savons qu'ils surveillent, dit Lucy Nigh, une bonne sœur qui vit à Douglas, côté américain. C'est préoccupant de savoir que les familles sont exposées ici aux dangers qu'elles ont voulu fuir en laissant tout derrière elles.» Clara, une Mexicaine qui a quitté l'Etat de Guerrero après qu'un cartel a menacé d'enlever sa famille, fait les cent pas devant la tente quand elle a besoin de se dégourdir les jambes ou de promener ses enfants. Elle campe depuis cinq jours au bord de la frontière, que tous ici appellent «la ligne» : «Je n'ai dit à personne où j'allais, chuchote-t-elle en berçant son fils de 2 ans. Dans mon pays, on dit que même sous les cailloux, les cartels ont des yeux.»

A 700 km à l'est, sur la «ligne» de Tijuana, les migrants sont entourés d'un cortège bien différent. La police fédérale mexicaine se tient d'un côté, des soldats de la garde nationale de l'autre, perchés sur le pont piéton qui mène à la ville sœur de San Diego, aux Etats-Unis. Ils font partie du renfort de 15 000 membres des forces de l'ordre déployé par le gouvernement mexicain à la frontière Nord, en réponse à la menace de sanctions douanières de la part de l'administration Trump. Le 7 juin, cette dernière a donné 45 jours au Mexique pour freiner le flux migratoire. Le déploiement sécuritaire ordonné par Mexico semble avoir contribué à la chute récente des interpellations de migrants côté américain - moins 43 % entre mai et juillet.

Au point de passage d'El Chaparral, à Tijuana, aucun campement n'est toléré. Les migrants affluent donc dès l'aube, leurs enfants emmitouflés dans des couvertures quand le brouillard ne s'est pas encore levé. Les nouveaux venus s'inscrivent sur la «liste», un registre non officiel qui rend compte de l'ordre d'arrivée. Il s'agit d'un cahier d'écolier, tenu par des migrants élus par leurs pairs pour accomplir cette tâche jusqu'à ce que vienne leur tour de traverser. Ils se tiennent sous un chapiteau de fortune, entourés d'agents du Groupe Beta, un organe mexicain officiellement chargé de la protection des migrants. Ce groupe affirme veiller sur le cahier pour éviter toute tentative de corruption. Il le conserve donc chaque nuit, «pour des raisons de sécurité», et le ramène au petit matin. Mais le long de la «ligne», les migrants soupçonnent ces agents de prendre eux-mêmes des pots-de-vin. «Il paraît que c'est plus cher pour les Noirs», lance un Camerounais, sans préciser s'il plaisante.

Mario arrive de l'Etat de Morelos, au centre du Mexique. On lui tend le numéro 3 664. Il explique d'une traite qu'il y a urgence, que le cartel de son village a tué sa femme puis son gendre, et que sa fille de 17 ans va bientôt accoucher. «J'ai toutes les preuves», insiste-t-il en agitant un dossier pendant que ses jumeaux fixent le sol. Un agent du Groupe Beta répond qu'il ne peut pas l'aider : «Mieux vaut revenir demain», conclut-il en refermant la barrière. Mario ignore que le dernier numéro appelé est le 2 702. Que chaque numéro de la liste représente un groupe de 10 personnes. Et qu'il vient de se rendre dans le lieu le plus engorgé de toute la frontière. A Tijuana, plus de 9 600 personnes attendent déjà que leur numéro soit appelé. Du fait du «metering», un système dit «de dosage» adopté par les autorités américaines, le nombre d'entretiens accordés par la police des frontières a chuté de 42 par jour entre novembre et mai, à 24 en moyenne au mois de juin, puis à 3 par jour sur la première quinzaine de juillet. Pour le cinquième jour consécutif, au 15 juillet, aucun numéro n'est appelé.

Une jeune Mexicaine du Chiapas encaisse la nouvelle en silence, assise sur le trottoir. Depuis cinq semaines, elle vient à pied tous les matins depuis son centre d'accueil, avec ses trois sacs à dos et ses trois enfants. «J'emmène toujours tout, précise-t-elle. Au cas où tout d'un coup ils fassent entrer beaucoup de gens.» River, un activiste américain résidant à Tijuana, connaît les habitués. Il se rend sur la «ligne» tous les jours pour montrer que quelqu'un, qui plus est un «gringo», prend bien note de ce qu'il s'y passe. Il commente, amer : «Le système de quotas tel qu'il est utilisé par l'administration Trump entretient puis tue l'espoir des gens à petit feu.»

Tijuana ne doit pas seulement accueillir les migrants inscrits sur la liste, qui y stationnent de plus en plus longtemps. Elle doit aussi, comme les villes frontalières de Ciudad Juárez, Mexicali, Nuevo Laredo et, depuis le 19 juillet, Matamoros, servir de refuge à ceux qu'on appelle les «retornados», les revenants. Après un premier entretien, ces migrants, pour la plupart centraméricains, sont renvoyés au Mexique pour y attendre leur date d'audience avec un juge de l'immigration, conformément au protocole mis en place par l'administration Trump en janvier. Depuis, le nombre de «retornados» ne fait que gonfler : près de 20 000 mi-juillet, plus de 37 500 fin août. Pour certains, la date d'audience n'est pas prévue avant décembre.

«Coups de feu»

Le pasteur Gustavo Banda a récemment reçu 46 «retornados» car son centre d'accueil, le plus éloigné de la «ligne», était le seul de Tijuana à avoir encore de la place. Dix jours plus tard, au Canyon des scorpions, une colline aux airs de bidonville, jonchée d'ordures et arpentée par des cochons, on n'en trouve déjà plus que six. Une vingtaine a préféré entreprendre le trajet inverse et retourner «au pays». Une autre vingtaine est partie en quête d'un travail et d'un logis pour recommencer une vie à Tijuana. Luis est de ceux qui sont restés. En attendant son audience, mi-septembre, ce père hondurien au visage buriné par le voyage s'occupe comme il peut, en assurant la sécurité au portail de son centre d'accueil. «Je n'ai plus d'argent, déplore-t-il. Je ne pourrai jamais trouver un avocat. On m'a dit que même après cet entretien, il faudra que je revienne ici pour attendre le suivant, Dieu sait quand. Je ne sais pas combien de temps on va tenir.» Il souhaite à tout prix quitter Tijuana : «Des coups de feu, ici aussi, mon fils de 8 ans en entend tous les jours.»

Elena se confie dans l'obscurité de la salle à manger du centre d'accueil Movimiento Juventud 2000, un hall rempli de tentes dans lequel elle cohabite avec 138 migrants. Elle raconte en triturant son tablier que son périple a commencé le 11 mai, au Honduras, quand elle a décidé d'en extraire son fils de 9 ans, enrôlé de force par un cartel, «d'abord pour prévenir quand la police arrive, puis pour des choses plus embêtantes». Elle évoque des bus, puis «la Bête», le fameux train de marchandises emprunté par les migrants pour remonter le Mexique vers les Etats-Unis. Ce voyage lui a valu une grossesse accidentelle, dont elle ne souhaite pas parler. «Une fois à Tijuana, j'allais à la ligne avec mon fils et mes malheurs et je voyais bien que la liste n'avançait pas, poursuit-elle. J'ai préféré payer 4 000 dollars pour qu'on me fasse passer sous le mur, à Tecate. Je me disais, soit ça passe, et nous serons en sécurité. Soit ça ne passe pas, et je pourrai au moins parler à un Américain. Je ne savais pas qu'on me renverrait ici et qu'il faudrait tout recommencer.»

Elena compte patienter jusqu'à la date de son audience, le 23 septembre. Elle se dit prête à retourner dans la «glacière», la cellule froide à la minuscule fenêtre où elle a été détenue aux Etats-Unis, sans savoir combien de temps, car «il n'y a pas l'heure, et on ne sait pas vraiment si c'est le jour ou la nuit». Elle en a surtout retenu des sons : les pleurs des enfants, les rires aussi et le froissement des couvertures de survie. «Si après tout ça on me renvoie à nouveau ici, je ne perdrai pas espoir, conclut-elle. J'essaierai un autre passage, mais plus loin cette fois.» Elle affirme que ses dettes, qui s'allongent au fur et à mesure de son absence, l'empêchent de toute façon de rentrer.

Pour José García Lara, le directeur de Movimiento Juventud 2000, la stratégie de rétention administrative choisie par l'administration Trump pousse le flux non pas à se tarir, mais à se déplacer et à changer de forme : «Il n'y a plus de caravane, mais les migrants continuent d'arriver, au compte-gouttes, précise-t-il. Il y a moins de Centraméricains, mais la liste continue d'augmenter, avec des arrivées importantes de Camerounais et d'Erythréens. La politique américaine conduit les migrants à viser hors du mur, les trous et les côtés.» Il énumère : «Il y a la montagne, le désert, la mer. Ça, ou un dangereux retour à la maison.» Sous le toit en taule du centre d'accueil, les adultes balayent l'intérieur de leurs tentes. Des enfants dessinent des maisons hors-sol, des bus, de grands yeux effrayés, de longs murs tortueux, parfois aussi épineux que des cactus. Un petit groupe hésite entre jouer à cache-cache et aux chaises musicales.

(1) les prénoms ont été changés.