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Libération
Royaume-Uni

Brexit : Johnson, minorité chambrée

Dans une ambiance surchauffée mardi, le Premier ministre s’est retrouvé privé de majorité après la défection surprise d’un député conservateur dès le début de la session de rentrée du Parlement. Les députés devaient se prononcer sur un texte empêchant une sortie de l’UE sans accord.
Le Premier ministre, Boris Johnson, mardi au 10, Downing Street à Londres.  (Photo Daniel Leal-Olivas. AP)
publié le 3 septembre 2019 à 21h16

Entrer dans le palais de Westminster, c’est comme pénétrer dans une cathédrale. On quitte le brouhaha de la vie pour glisser dans l’Histoire. Tout y est feutré, murmuré, soumis à des règles ancestrales. Même le bruit des pas est étouffé par les épais tapis. Les bustes et les portraits des Premiers ministres d’autres siècles, Gladstone, Peel, Lloyd George, Disraeli accompagnent chaque foulée. Jusqu’au moment où l’on pousse une épaisse porte de chêne et là, au cœur du lieu, dans la Chambre des communes, la vie reprend son cours et le bruit avec.

Mardi, Phillip Lee a pris son temps. Le député a attendu que tous ses collègues soient installés sur les bancs en cuir vert. Il a même patienté jusqu'au début des débats. C'était le milieu de l'après-midi, la rentrée parlementaire après la pause estivale. Le bruit de fond était intense, la salle bondée, y compris les rangs de la presse et du public. Le Premier ministre, Boris Johnson, est entré, s'est installé devant la dispatch box, le pupitre devant lequel il devait prononcer un discours. Il a commencé à parler du récent sommet du G7 puis s'est interrompu, a bafouillé, l'air interloqué.

Sous ses yeux, Phillip Lee, élu conservateur de Bracknell, venait de l'humilier, violemment, en direct. Le député est entré dans la Chambre des communes, face à son président, John Bercow, assis sur son drôle de trône. Et là, au lieu de se diriger à gauche, vers les rangs des conservateurs, il s'est orienté vers la droite pour s'installer tranquillement à côté des libéraux-démocrates. Le député venait de «cross the floor», l'expression consacrée pour signifier la défection d'un député pour un parti d'opposition. Par ce geste symbolique et hautement inhabituel, Phillip Lee a signé la fin de l'étroite majorité de Boris Johnson. Le Premier ministre est désormais à la tête d'un gouvernement minoritaire et en a perdu un instant son latin, qu'il maîtrise pourtant bien.

Summum

Boris Johnson a été aussi surpris que le reste de la Chambre. Phillip Lee ne l’avait pas prévenu de sa décision. Le signal était clair, la bataille du jour s’annonçait rude, épique même : le Parlement qui se rebelle contre l’exécutif, du jamais-vu, ou presque. Les députés étaient rassemblés mardi pour tenter, par un vote, d’empêcher une sortie de l’UE sans accord, une stratégie que semble privilégier Johnson, jugent-ils, en dépit de ses multiples dénégations.

L'ampleur de la rage et de la colère des députés s'est concrétisée dès que le Premier ministre a pris la parole. Impossible pour lui de prononcer un mot sans que sa voix ne soit couverte par les hurlements, les invectives et les huées des rangs de l'opposition. «Shame» («honte»), hurlent les députés. Boris Johnson accélère son débit déjà très rapide. Comme s'il voulait se débarrasser au plus vite de ce supplice. Mais son discours est violent. Il commence en rappelant que ce 3 septembre marque la date de l'entrée du Royaume-Uni dans la Seconde Guerre mondiale. Son vocabulaire est choisi. Il est en guerre, contre les députés, contre le Parlement, contre l'Union européenne. Il évoque les «collaborateurs» que seraient ceux qui s'aviseraient de voter contre lui, il affirme que permettre à l'UE de se prononcer sur une éventuelle nouvelle extension reviendrait à «agiter le drapeau blanc», à «se rendre». Le brouhaha augmente, l'indignation est palpable. Le summum est atteint lorsqu'il reprend les mots de son héros, Winston Churchill. «Nous ne nous rendrons jamais» dans ces négociations avec l'UE, assène-t-il. Les hurlements redoublent.

Le chef de l'opposition travailliste, Jeremy Corbyn, se lève et demande à Boris Johnson de «surveiller son langage». «Evidemment qu'il ne va se rendre à personne, nos alliés européens sont nos partenaires, pas nos ennemis.» Boris Johnson répond mais personne ne l'entend. Le chef du Scottish National Party (SNP), Ian Blackford, prend la parole à son tour : «Oh la la, c'est la seconde fois seulement que le Premier ministre s'exprime devant les députés : on doit parler là de la lune de miel la plus courte de l'histoire !» Le brouhaha reprend de plus belle.

Dans le dos de Johnson, exactement deux rangs derrière lui, Theresa May reste impassible. Elle aurait pu s'installer un peu à droite, un peu à gauche, non, elle a choisi de s'asseoir exactement dans son dos. Et son regard est un millier de lances acérées. Celui qui lui a empoisonné la vie pendant trois ans, qui l'a fait tomber, vacille, humilié. Sera-t-il le Premier ministre dont la législature aura duré le moins longtemps ? A cette heure, tout est possible. C'est maintenant au tour du doyen de la Chambre des communes, le conservateur Kenneth Clarke, de se lever. Il a été ministre sous Margaret Thatcher, John Major et David Cameron. Au sein du parti tory, certains le surnomment «le meilleur Premier ministre que nous n'avons jamais eu». Profondément europhile, il est extrêmement respecté par l'ensemble du Parlement. «La stratégie du Premier ministre est donc clairement de faire en sorte que nous sortions de l'UE sans accord. Peut-il confirmer à la Chambre que dans ce cas, nous entrerons dans un cycle de plusieurs années de négociations difficiles avec l'UE et le reste du monde ?»

Pas de danse

Le Premier ministre baisse la tête, murmure une réponse inaudible. Il sait que l’ensemble des députés sont outrés à l’idée que Kenneth Clarke puisse être exclu du parti conservateur s’il confirme son intention de voter contre le gouvernement. A ses côtés, Theresa May reste de marbre. Parfois pourtant, on devine un semblant de rictus. Quelques minutes plus tard, l’ancienne Première ministre sortira de la Chambre en esquissant, on l’aurait juré, un pas de danse.

Après le discours de Johnson, tous les journalistes se sont rassemblés dans un petit couloir pour écouter les explications alambiquées des porte-parole du Premier ministre gênés, empêtrés, clairement peu sûrs de la suite des événements.

Dans un coin, tel un spectre, une silhouette écoute attentivement, une tasse à la main. C'est Dominic Cummings, le stratège en chef de Johnson, celui qui a orchestré la suspension du Parlement ; celui qui a menacé d'exclure du parti tous les députés qui s'aviseraient de voter contre le Premier ministre, y compris les plus chevronnés, des figures historiques du parti conservateur comme Kenneth Clarke. Cummings écoute en silence, espionne visiblement les questions et réactions des journalistes. «On l'appelle l'âme damnée» de Johnson, souffle un journaliste d'un grand quotidien britannique, qui ajoute que sa présence au briefing est «hautement inhabituelle».

Ce mercredi est un autre jour. Il est de plus en plus probable que Boris Johnson tentera de déclencher des élections anticipées. Mais pour cela, il lui faudra obtenir les voix des deux tiers du Parlement. Or les députés ont laissé entendre qu’ils n’avaient pas forcément l’intention d’accepter des élections si la menace d’une sortie de l’UE sans accord n’était pas écartée avant.

A l'extérieur de Westminster, mardi, le bruit de la rue était encore plus intense que d'habitude. Sur la pelouse de College Green, petit rectangle d'herbe juste en face, les tentes blanches des télévisions étaient installées en hauteur, sur des échafaudages. Afin de permettre une meilleure vue du Parlement, mais aussi d'empêcher les hurlements des manifestants d'interrompre trop les interviews des hommes et femmes politiques. Autant dire que ça n'a pas marché. Les contestataires sont rodés, voilà trois ans qu'ils protestent contre le Brexit. En tout début d'après-midi, alors que les débats à la Chambre des communes n'avaient pas encore démarré, les cris et la foule étaient déjà bien présents. Des drapeaux, européens en forte majorité, flottaient dans le vent. Les pancartes «Leave means Leave» étaient noyées par «Stop The Coup», «Nous entends-tu Boris ?» «Sauvons la démocratie». Ça hurlait, ça trompetait et ça promettait de faire du bruit jusqu'au bout de la nuit, jusqu'au résultat du vote crucial des députés. Avant de recommencer le lendemain, et le surlendemain s'il le faut. Devant la file d'attente pour entrer au Parlement, un membre du personnel hurlait : «Attention, ce n'est pas l'abbaye de Westminster, pour ceux qui veulent visiter l'abbaye, c'est par là», en face, de l'autre côté de la rue.