L’AfD a obtenu des scores historiques lors des élections régionales en Saxe et dans le Brandebourg. De quoi faire bouger encore davantage l’échiquier politique à Berlin. Entretien avec Matthias Quent, sociologue et directeur de l’Institut pour la démocratie et la société civile à Iéna (Thuringe), spécialisé dans l’extrémisme de droite.
Les résultats de l’AfD lors des élections régionales en Saxe et dans le Brandebourg (respectivement 27,5% et 22,5%) représentent-ils une victoire pour le parti ?
Oui, et ils constituent un signal d’alerte. Mais cela aurait pu être pire ; certains sondages ont pu donner l’AfD en première position, devançant même les partis au pouvoir dans ces deux Länder (la CDU en Saxe, le SPD dans le Brandebourg). Cela n’est pas arrivé.
Le Brandebourg et la Saxe représentent à eux deux 5,5 millions d’électeurs, soit «seulement» 12% du corps électoral allemand. Ne surinterprète-t-on pas les résultats de scrutins locaux qui ne représentent pas entièrement le comportement électoral de tous les Allemands ?
En effet, la Saxe et le Brandebourg ne représentent pas tant d’électeurs que cela, si l’on peut dire. Mais tout est dans le symbole. Le symbole d’une extrême droite qui a capitalisé sur l’est du pays, pour des tas de raisons. L’AfD considère qu’elle mène une «révolution», et que cette révolution commence à l’Est, parce qu’il leur est facile de gagner là-bas. Mais ce n’est pas tellement pour des questions économiques. D’ailleurs, l’AfD ne joue pas sur le terrain du social comme le ferait le Rassemblement national. Non, il s’agit plutôt d’une question de valeurs. Des valeurs illibérales, disons. Ces valeurs sont distillées auprès d’une population qui n’a pas la même tradition d’autocritique qu’à l’Ouest. L’Ouest a eu son Mai 68 et une certaine remise en cause de l’autoritarisme, des réflexions sur le racisme ou l’antisémitisme. C’est moins le cas à l’Est. C’est ainsi que pour l’AfD, il faut d’abord gagner à l’Est avant de mettre le cap sur l’Ouest. C’est une sorte de guerre culturelle. C’est en cela que ces élections constituent pour eux un triomphe, quand bien même ils n’accèdent pas, cette fois, au pouvoir.
Vous affirmez que le vote AfD n’est pas un vote contestataire. Pourquoi ?
Car beaucoup d’électeurs de l’AfD partagent réellement les visions racistes que diffuse le parti. Lorsqu’on apprend que la tête de liste AfD dans le Brandebourg, Andreas Kalbitz, a participé à une marche à Athènes avec le parti néonazi Aube dorée en 2007, cela ne change rien, les gens votent quand même pour lui et le parti…
Quelles conséquences auront ces scrutins pour les partis politiques à Berlin ?
La CDU, surtout, est dans une position délicate. Elle n’arrive pas à se décider : doit-elle ouvrir la porte à l’extrême droite ? Rester au centre ? Quelle stratégie adopter ? Va-t-elle franchir le Rubicon ? Le ministre-président de Saxe, Michael Kretschmer, a pris la bonne décision en excluant catégoriquement de s’allier avec l’AfD : cela a fait remonter son parti dans les sondages. Mais d’autres forces poussent, au sein de la CDU, à se poser la question d’une alliance future avec l’AfD. C’est le cas des membres de la WerteUnion, le club ultra-conservateur de la CDU. Il y a un seul parti pour qui les choses sont relativement simples : les Verts. Ils peuvent dire sans problème que «l’AfD est un parti raciste» et s’élever vigoureusement contre lui. Vu la polarisation actuelle des débats politiques, ils sont à l’exact opposé du spectre.
Comment analyser le traitement médiatique de l’AfD ? Le parti semble omniprésent dans les débats outre-Rhin.
Il est vrai qu’elle a cristallisé une bonne partie des débats et qu’au lieu de parler de climat ou de justice sociale, on passe beaucoup de temps à répondre à ses provocations. Ceci dit, il y a de très bonnes enquêtes dans la presse sur le parti lui-même, notamment sur ses liens avec les mouvements identitaires. Mais à la télévision, dans les talk-shows par exemple, c’est assez décevant. Souvent les politiques de l’AfD disent des mensonges éhontés face caméra sans qu’aucun journaliste ne les reprenne, peut-être par manque de préparation, ou bien parce qu’on ne les encourage pas à répondre. On qualifie également régulièrement l’AfD de parti de droite populiste. C’est un euphémisme. C’était le cas il y a quatre ans, mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. La branche ultraconservatrice et identitaire de l’AfD, Der Flügel, domine le parti désormais. D’ailleurs, Andreas Kalbitz, tête de liste dans le Brandebourg, est issu de Der Flügel. Jörg Urban, candidat AfD en Saxe, est proche du mouvement Pegida. Et Björn Höcke, fondateur de ce courant völkisch, se présente pour les élections en Thuringe, Land d’ex-RDA qui s’apprête, lui aussi, à renouveler son Parlement le 27 octobre.