Boris Johnson est ramassé sur son banc, les mains sur les genoux, légèrement penché en avant. Il est rouge écarlate, échevelé. Comme s'il s'apprêtait à sauter par-dessus la «Dispatch Box» pour réaliser sur Jeremy Corbyn un de ses fameux plaquages ratés de rugbyman frustré. Mercredi, c'est sa première séance hebdomadaire de questions au Premier ministre, depuis son arrivée à Downing Street. Et sans doute se demande-t-il si ce n'est pas la dernière. Il s'énerve, bafouille, frôle les insultes et, trop souvent, perd le fil de son propos. Rien ne se déroule comme prévu.
Même son redoutable stratège, Dominic Cummings, semble perdre la boule. Mardi soir, il a brutalement harangué le chef du Labour dans les couloirs de Portcullis House, l'immeuble au bord de la Tamise où se trouvent les bureaux des députés. «Vas-y Jeremy, n'aie pas peur ! Accepte les élections !» a-t-il hurlé à Corbyn, ont raconté plusieurs témoins qui ont aussi suggéré qu'il était éméché. Ces scènes n'étaient pas prévues dans le plan soigneusement élaboré depuis des mois. Pourtant, que d'efforts pour en arriver là. Des années de manœuvres et de stratégies louvoyantes pour arriver à ses fins. A 5 ans, Boris Johnson rêvait d'être «roi du monde». Lorsqu'il a compris que, vraiment, ce serait compliqué, il a décidé d'atteindre la plus haute marche politique de l'Etat britannique, le poste de Premier ministre. Il y est finalement arrivé le 24 juillet. Mais six petites semaines plus tard, a-t-il déjà brûlé toutes ses cartouches ?
«Bidon». En annonçant brutalement la suspension du Parlement, en menaçant d'expulsion tout député tory rebelle, il espérait museler toute opposition, avoir les coudées franches pour devenir le héros du Brexit, celui qui emporterait le pays hors de l'Union européenne le 31 octobre. «Contre vents et marées», selon ses propres mots. Avec accord ou sans. En fait, plutôt sans, puisque des fuites dans le Daily Telegraph ont confirmé ce que beaucoup soupçonnaient. Boris Johnson n'a jamais vraiment eu l'intention de négocier un accord. Dominic Cummings l'a également dit en privé dès mi-août en affirmant que les discussions en cours étaient «bidons». Et, en dépit de son aplomb mercredi encore devant les députés, à qui il a répété que «les négociations sont bien engagées et ont bien progressé», l'UE et plusieurs dirigeants et fonctionnaires européens l'ont également confirmé. Il n'y a eu aucune avancée, aucune proposition concrète du Royaume-Uni depuis le mois de juillet et son arrivée à Downing Street.
En votant mardi soir en faveur d'une loi pour l'obliger à demander une extension de l'article 50 si aucun accord n'est conclu avant le 19 octobre, à l'issue d'un Conseil européen, les députés l'ont bel et bien coincé. Sa stratégie de convoquer des élections anticipées le 15 octobre, histoire de court-circuiter la loi et de précipiter un Brexit le 31 octobre, semblait aussi en passe d'échouer mercredi soir (lire jeudi sur Libération.fr). Tous les partis de l'opposition ont insisté qu'ils ne voteraient en faveur d'un nouveau scrutin qu'une fois la menace d'un «no deal» définitivement écartée. Ce qui signifierait que des élections anticipées ne pourraient pas être organisées avant novembre. Et là, le grand plan de Boris Johnson s'écroulerait. Il avait rêvé de faire campagne sur le thème de «l'homme qui vous a offert le Brexit» et d'obtenir une écrasante majorité. Il ne pourra pas endosser ce rôle.
Saupoudrage. Son pari pourrait pourtant encore fonctionner. Son ministre des Finances, Sajid Javid, a dévoilé mercredi un programme de dépenses de l'Etat sans précédent depuis 2002, un très généreux saupoudrage préélectoral. Mais le prix à payer risque d'être fort, notamment pour les conservateurs. La purge qu'il a engagée - expulser vingt et un rebelles de son parti, dont plusieurs ex-ministres et poids lourds - est mal passée. Le Parti conservateur est devenu, selon les termes de Kenneth Clarke, viré après quarante-neuf ans aux Communes, le «Brexit Party sous un autre nom», un parti d'extrême droite. Les conservateurs traditionnels, tenants d'une droite modérée et proche du centre, sont en voie d'extinction. En Ecosse, la démission récente de Ruth Davidson, brillante représentante de cette ligne, a douché tout espoir des tories de maintenir une présence forte dans la région.
Boris Johnson n'a pas été élu par les Britanniques. Mais par les 160 000 membres du Parti conservateur. Il a gagné avec une marge plus étroite que David Cameron en 2005. Un bon tiers de ces membres n'ont pas voté pour lui. Où iront se réfugier ces modérés ? A qui donneront-ils leurs voix ? Et lui pardonneront-ils jamais d'avoir, le jour du 80e anniversaire de l'entrée en guerre du Royaume-Uni, expulsé du parti Nicholas Soames, le petit-fils de Winston Churchill ? Pourront-ils jamais oublier les larmes de ce dernier lorsque, mercredi, il a déployé sa grande carcasse aux Communes ? «Je ne serai pas candidat aux prochaines élections et j'approche donc la fin de trente-sept années de service auprès de cette Chambre, dont j'ai été fier et honoré, au-delà de tout, d'être un des membres, a-t-il dit, la voix chevrotante d'émotion. Je suis vraiment très triste que cela doive se terminer de cette manière.»