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Libération
Disparition

Zimbabwe : la dernière mort de Robert Mugabe

Héraut de l’indépendance, figure controversée du panafricanisme et dictateur au long cours, l’ex-président de l’Etat d’Afrique australe s’est éteint jeudi en exil.
«Camarade Bob» célèbre le troisième anniversaire de l’indépendance du Zimbabwe, le 18 avril 1983. (Photo Alain Keler. MYOP)
publié le 6 septembre 2019 à 20h16

«Le destin aura donc voulu que le grand héros africain de l'indépendance du Zimbabwe meure bien loin de chez lui, à Singapour», ironisait vendredi depuis Johannesburg, en Afrique du Sud, l'historien Achille Mbembe, commentant le décès de Robert Mugabe à 95 ans dans la cité asiatique où il se rendait régulièrement pour se faire soigner. On ne se méfie jamais assez du destin.

Au cours de sa longue existence, successivement adulé, craint puis détesté, Mugabe «aura montré plusieurs visages parfois simultanément», rappelle encore Achille Mbembe. Il y a sept ans, lors de son 88e anniversaire, Mugabe lui-même déclarait : «Je suis mort plusieurs fois, et c'est pour ça que je suis plus fort que Jésus : lui n'est mort qu'une seule fois et n'a ressuscité qu'une seule fois.» Mais cette fois-ci, il n'y aura plus de résurrection.

La dureté sous l’étoffe du progressisme

Voilà bien longtemps que l’homme qui a dirigé pendant trente-sept ans ce petit pays d’Afrique australe a perdu son auréole. Ni dieu ni diable en réalité, plutôt un héros maudit devenu despote, ruinant le pays qu’il avait émancipé de la tutelle coloniale. Tant de promesses pour un tel gâchis : c’est finalement ce que retiendra l’histoire. Elle confirme combien c’est en écrivant les dernières pages qu’on donne finalement le sens d’une vie.

Tout avait pourtant bien commencé, avec l’émergence d’un jeune prophète appelé à prendre en mains le destin d’une nouvelle nation. Né le 21 février 1924 à 80 kilomètres de Harare, alors appelée Salisbury et capitale de la Rhodésie du Sud, colonie de la couronne britannique, Robert Gabriel Mugabe est élevé par sa mère dans une mission catholique, le père ayant déserté le foyer quand le futur leader n’avait que 10 ans. Le jeune homme est brillant et fréquente les meilleures universités d’Afrique australe. Il s’imprègne très vite des idéaux panafricains de l’époque tout autant que des revendications d’émancipation des populations noires, dans une région dominée et gangrenée par la ségrégation raciale.

Après ses études, il part enseigner au Ghana, en Afrique de l'Ouest, le premier pays du continent à avoir concrétisé le rêve de l'indépendance, dès 1957. Il y rencontre Sally, sa première femme. Mais en 1960, il regagne son pays natal et s'engage en politique, créant trois ans plus tard, son propre parti, la Zanu (Union nationale africaine du Zimbabwe). Ouvertement très critique à l'égard du régime blanc de Ian Smith, il est jeté en prison en 1964. Pendant ses onze longues années de détention, Mugabe, déjà quadragénaire, prouve sa détermination : il étudie à distance, obtient de nombreux diplômes, dont un master en droit de l'université de Londres. «Ce qui fera de lui l'un des présidents les plus diplômés du continent, et peut-être même du monde», rappelait vendredi l'hebdomadaire sud-africain Mail and Guardian, qui évoquait le destin paradoxal de cet homme. Lequel fut «dès le départ une énigme», note encore le journal, «un enchevêtrement de contradictions, qui l'ont alimenté plutôt que de l'abattre».

A quel moment s'est affirmée la dureté qui ne tardera pas à percer sous l'étoffe du progressiste, intelligent et charismatique ? Un drame pendant son emprisonnement a peut-être joué, du moins en partie. Quand son fils de 3 ans meurt du paludisme, il n'est pas autorisé à assister à l'enterrement. De l'avis de la plupart de ses biographes, il en conservera une amertume durable. Celle-ci ne transparaît pourtant pas dans l'immédiat. Après avoir été libéré en 1975, il fuit au Mozambique et mène une véritable guérilla depuis le pays voisin, qui conduira à la signature des accords de Lancaster House et à l'indépendance en 1980. Loin de se montrer revanchard, Mugabe, devenu héros de la libération, tend la main aux anciens oppresseurs blancs, pardonne même à Ian Smith autorisé à rester dans le pays. «Tu as hérité d'un joyau en Afrique, ne le ternis pas», lui conseille alors le président tanzanien Julius Nyerere.

Accroché au pouvoir, prêt à tout pour s’y maintenir

Un nouveau pays vient de naître, rebaptisé Zimbabwe. L’Afrique le célèbre d’une seule voix. Bob Marley lui dédie une chanson. Pour tous, Mugabe incarne cette nouvelle page pleine d’espoirs, et d’autant plus exemplaire que le grand pays voisin, l’Afrique du Sud, subit le joug de l’apartheid. Nelson Mandela est toujours incarcéré au bagne de Robben Island, mais ses lieutenants sont accueillis à bras ouverts par le nouveau leader zimbabwéen dont l’aura grandit encore quand il initie toute une série de réformes progressistes, construction d’infrastructures, d’hôpitaux ou d’écoles notamment, qui accélèrent le développement de cette jeune nation.

Rares sont ceux qui avaient alors noté au prix de quelles ruses et manœuvres Mugabe s’était imposé à la tête du mouvement de libération, écartant tous ses rivaux. Et tout aussi rares sont ceux qui prendront la pleine mesure de la répression sanglante qui, entre 1982 et 1987, s’abat sur la province du Matabeleland, dans le sud du pays, soupçonnée de rébellion. Mugabe y envoie sa redoutable cinquième brigade, formée en Corée du Nord. Aujourd’hui encore, personne ne connaît l’ampleur exacte du massacre, certains bilans font état de 30 000 morts. A quel moment le masque est-il donc réellement tombé, laissant apparaître un Mugabe populiste, accroché au pouvoir, et prêt à tout pour s’y maintenir ? Au début des années 90, la libération de Nelson Mandela et la fin de l’apartheid font de l’ombre au président zimbabwéen, qui perd son statut de leader régional au profit du nouveau héros du pays voisin. Un coup porté à son orgueil. Mais il ne mesure pas encore les effets dévastateurs de l’usure du pouvoir, alors que son régime devient de plus en plus autoritaire et commence à faire fuir les Blancs du pays. Il sous-estime également l’émergence d’un nouveau parti d’opposition, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) qui cristallise les mécontentements au moment où l’économie s’essouffle.

En 2000, il subit un violent camouflet, désavoué lors d’un référendum constitutionnel. Surpris, Mugabe organise aussitôt la riposte et désigne un bouc émissaire à la vindicte populaire : les fermiers blancs qui seraient en sous-main les sponsors du MDC. Ils sont expropriés, leurs fermes attaquées par l’association des vétérans de l’indépendance chauffée à bloc par le régime. Les militants du MDC sont, eux, harcelés, battus, emprisonnés. Quant à l’économie, déjà sous perfusion, minée par les pénuries et la corruption, elle s’effondre. Les années qui suivent ne sont qu’une longue et brutale partie de poker menteur. En 2002 comme en 2008, les élections n’ont que l’apparence d’un scrutin démocratique, entachées par les fraudes et la répression des opposants. La communauté internationale impose des sanctions : le pays est exclu du Commonwealth. Mugabe réplique en se posant en chantre de l’anti-impérialisme et en dénonçant les diktats de l’Occident. Cette fois, ce sont les Zimbabwéens noirs qui commencent à fuir le pays en masse. L’hyperinflation explose, conduisant à mettre en circulation des billets de 100 milliards de dollars zimbabwéens alors que les magasins sont vides.

Pour la première fois, la population a faim dans ce pays, autrefois qualifié de «grenier de l'Afrique australe». Sous la pression internationale, un gouvernement d'union nationale est imposé en 2009 avec le leader du MDC, Morgan Tsvangirai, comme Premier ministre. Mais quatre ans plus tard, c'est encore au prix de fraudes massives que Mugabe se maintient au pouvoir. Encore plus que lui, c'est son épouse qui est désormais détestée. De quarante ans sa cadette, Grace fut sa secrétaire et sa maîtresse avant même le décès de Sally en 1992. Mugabe l'épouse en 1996, et semble vite céder à tous les caprices de cette femme colérique et cupide au point d'être surnommée «Gucci Grace».

Elle sera le catalyseur de sa chute lorsqu’en 2017, Mugabe manœuvre pour s’assurer qu’elle lui succédera à la tête du pays. En novembre, une révolution de palais, fomentée par l’armée et le vice-président du pays, Emmerson Mnangagwa, impose sa destitution. Les Zimbabwéens descendent en masse dans la rue pour célébrer le départ de l’ancien libérateur devenu dictateur. Ils vont, hélas, vite déchanter. Les successeurs de Mugabe se montrent tout aussi autoritaires et accrochés au pouvoir, réprimant à leur tour les opposants. Un blocage politique qui condamne de facto tout espoir de reprise de l’économie. Dans ce contexte de tensions, Emmerson Mnangagwa remporte une victoire douteuse lors de l’élection présidentielle de 2018. Retiré à «Blue Roof» sa résidence à Harare, Mugabe avait appelé à voter pour l’opposition. Trop tard, pour celui qu’on surnommait «Camarade Bob» pendant la lutte de l’indépendance, et qui aura raté sa sortie, laissant un pays exsangue et désormais sans illusions.