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Libération
Disparition

En Hongrie, László Rajk libre pour toujours

Icone de la dissidence sous le communisme, l’architecte László Rajk s’est éteint mercredi à Budapest à l’âge de 70 ans, emporté par un cancer fulgurant.
Le 6 octobre 1956, le jeune László et sa mère Julia assistent aux funérailles de ce père qu’il n’a pas connu, et auxquelles assistent plus de 300 000 Hongrois dans une colère muette. (Keystone-France/Photo Gamma-Keystone via Getty Images)
publié le 13 septembre 2019 à 13h20

László Rajk n'avait que quatre mois lorsque son père, ministre du gouvernement communiste, est arrêté en 1949 à Budapest. C'est l'époque où les communistes se dévorent entre eux. László Rajk senior est accusé d'être un agent au service du maréchal Tito (ce dernier est un «vil agent américain» selon Moscou) et exécuté après une parodie de justice le 15 octobre. Orchestrée par le Kremlin, «l'affaire Rajk» est le premier grand procès politique de l'après-guerre. D'autres procès suivront dans les démocraties populaires. Staline veut inspirer la terreur pour consolider son pouvoir dans l'Europe de l'Est satellisée.

Arraché à sa mère, Julia, jetée en prison, László junior grandit dans un orphelinat à Budapest. On lui a même enlevé son nom, il s’appelle désormais «Istvan». Et lorsque sa mère sort de prison en 1954, elle reçoit une carte d’identité au nom de «Györk». Les communistes au pouvoir veulent effacer les traces de la famille.

Non sans mal, Julia retrouve son fils âgé de 5 ans. Staline est mort en mars 1953. A la faveur du dégel qui s’amorce et du mécontentement grandissant dans le bloc socialiste – à Berlin-est, les ouvriers se sont révoltés contre la hausse des cadences de travail – Julia retrouve son nom et obtient que son mari soit réhabilité.

«Boutique Rajk»

Le 6 octobre 1956, le jeune László est présent aux funérailles de ce père qu’il n’a pas connu, et auxquelles assistent plus de 300 000 Hongrois dans une colère muette. C’est un prélude à l’insurrection qui éclate quelques jours plus tard, et qui sera écrasée dans le sang par les Soviétiques. Le Premier ministre hongrois, Imre Nagy, est exécuté et jeté dans une fosse commune. Lui aussi sera officiellement réhabilité, le 16 juin 1989, au cours d’une cérémonie dont la scénographie est signée… László Rajk junior.

Architecte et décorateur, il est aussi l’un des dissidents qui ont contribué à précipiter la chute du communisme. Dans les années 70, nourri des œuvres de Camus et de Sartre, il a rejoint un groupe informel d’artistes et d’intellectuels. C’est dans son appartement de la rue Galamb, près du Danube, surnommé la «Boutique Rajk», que l’on imprime les livres interdits. C’est lui qui prend le risque de partir en Pologne apprendre à fabriquer des samizdats.

«Je savais que j'étais protégé par mon nom, et j'en ai tiré parti, non sans un certain cynisme !» raconte-t-il dans son autobiographie à paraître prochainement (1). Car les communistes hongrois au pouvoir sont comme Lady Macbeth, ils ont du sang sur les mains – l'exécution du père de Rajk, celle d'Imre Nagy – et les taches ne partent pas.

Le jeune architecte est rarement inquiété par la police. En 1982, les services secrets rapportent pourtant l'activité bouillonnante de la «Boutique Rajk» au dirigeant communiste János Kádár. «Il n'y aura pas de deuxième procès Rajk», réplique sèchement ce dernier qui a été installé au pouvoir par les Soviétiques en 1956.

Faux aveux

János Kádár sait de quoi il parle, il est le félon de ce drame shakespearien. Ami de Rajk senior, c'est lui qui a organisé son procès et l'a pressé de faire de faux aveux. Il est en outre le parrain du jeune László. «Kádár était avant tout un homme rationnel, il voulait éviter de faire un martyr de László», observe l'historien András Mink.

Du mouvement de dissidents naît un parti politique libéral, l'Alliance des démocrates libres (SZDSZ). László Rajk est élu député aux premières élections libres de 1990. Mais cet homme intègre démissionne de son mandat de député en 1996, lorsqu'une affaire de corruption, qui ne le concerne pas mais qu'il juge «inadmissible», éclabousse son parti. Il reste toutefois président de la section budapestoise du parti. Le SZDSZ participera deux fois à un gouvernement de centre gauche, avant d'être battu aux élections de 2010 et de disparaître de l'échiquier politique.

Il se consacre alors à son métier d’architecte et de plasticien. Mais dans les années 2000, plusieurs villes de province tombent aux mains du Fidesz, dont celle de Veszprém. Le nouveau maire de droite fait détruire une sculpture réalisée par László Rajk en hommage aux insurgés de 1956, et qui figurait dans le parc de la ville.

Artiste cosmopolite

Après le retour au pouvoir de Viktor Orbán en 2010, une sorte de censure tacite s'installe et plus personne ne lui commande des travaux d'architecte. Travailler sous un faux nom ? «Pas question, j'ai déjà donné, sous le communisme !» plaisantait-il de sa profonde voix de basse, tirant sur sa cigarette brune.

Il veut être libre. Il s'investit alors totalement dans le cinéma, signant les décors du Fils de Saul primé à Cannes et qui décroche l'oscar du meilleur film étranger, travaillant avec Ridley Scott sur le film Seul sur Mars avec son ami Béla Tarr (L'homme de Londres, le Cheval de Turin) et avec de jeunes cinéastes indépendants hongrois, turcs ou mexicains… C'est la période la plus prolifique de la vie de cet artiste cosmopolite. Il renoue aussi avec son activité de résistant… par l'art.

Dans la nouvelle Constitution qu'Orbán a fait rédiger, le mot «République» a disparu. László Rajk réalise une série d'expositions intitulées Ce qui nous manque. Il utilise la technique du frottage, qui consiste à frotter une mine de plomb sur une feuille de papier appliquée sur une surface comportant des aspérités. Le frottage fait ainsi réapparaître le mot «République», ainsi que les noms des héros – comme Imre Nagy – que Viktor Orbán cherche à gommer de l'histoire. Ce que Viktor Orbán efface, László Rajk le redessine.

«Disparition de la démocratie»

Dans ces colonnes, il avait cherché à expliquer comme la Hongrie était tombée dans l'autoritarisme. «Tout commence par les mots. Et Viktor Orbán l'a bien compris. En grand maître de la communication, il a développé un nouveau langage simple, brutal et arrogant. Il n'adopte pas le ton d'un prolétaire mais parle plutôt comme George W. Bush ; il dit qu'il veut protéger les Hongrois "des profiteurs, des monopoles, des cartels et des bureaucrates impérialistes", et utilise beaucoup de métaphores sur le sport. Le drame, c'est qu'Orbán est peu à peu imité par tout le monde, même par les politiciens d'opposition. Quand vous commencez à abandonner votre propre vocabulaire pour celui des autres, vous dites adieu à un réel débat sur les valeurs fondamentales de la République. C'est l'une des causes de la disparition de la démocratie en Hongrie.»

Le régime actuel s'appuie «sur un système électoral manipulé», disait-il dans la presse hongroise. En outre, «nous ne savons pas combien de gens soutiennent le pouvoir parce qu'ils y sont contraints, parce qu'ils craignent de perdre leur emploi». László Rajk ne se faisait plus d'illusions. «Ce ne sont pas les Hongrois qui décideront de l'alternance, le régime changera le jour où Orbán décidera lui-même de quitter le pouvoir.»

(1) Livre d'entretiens avec András Mink. A paraître le 15 novembre (Editions Magvetö).