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Libération

«Par Dieu, on ne se plaint pas pour rien»

publié le 19 septembre 2019 à 20h56

Sur un trottoir, un étudiant, tête ronde et sourcils épais qui se touchent, s’imagine vieux et c’est une affaire d’extrêmes. Première possibilité : il sera en guenilles comme cet aîné qu’il a croisé devant l’hôpital de la ville - El Kef, dans le nord-ouest de la Tunisie. Le malade mendiait une pièce pour prendre un taxi collectif, rentrer chez lui et, si affinités, en quémandait une autre pour les médicaments. Le jeune homme prendra Dieu à témoin : si être jeune en Tunisie peut être problématique, être vieux peut s’apparenter à une histoire de mathématiques tristes ; compter les jours qui séparent de la mort en écoutant la relève raconter les crédits, les divorces, les maladies, les faits divers sans pouvoir les aider, ni fuir. Pire encore, regarder ses enfants se disputer son héritage, même famélique, alors qu’on est encore vivant. Ou alors, l’étudiant à la tête ronde s’en va en Europe ou dans le golfe Persique, travaille, met à gauche et revient avec un portefeuille de rentier pour ouvrir des commerces.

Il parle tantôt des deux continents comme une porte battante sans verrou ; tantôt comme d’un périple qui nécessiterait une fusée et cent diplômes. Il ne sait pas trop. Sa tante, qui vit à Paris, le supplie de rester où il est en lui dessinant le même croquis sans milieu : en France, des jeunes diplômés traînent sans rien et des vieux n’arrivent même plus à se soigner. Son père, lui, a promis de voter pour le candidat qui mettra fin à l’épidémie. De son point de vue, les gamins du coin se plaignent beaucoup trop et c’en est devenu maladif et paralysant - on leur mettrait le bonheur sous le nez qu’ils le trouveraient laid.

Le jeune à tête ronde se classe parmi les démunis, en dépit de quelques bourrelets et d'un père chauffeur de camions. On lui demandera si se plaindre peut vraiment rendre malade. Lui répondra comme ça : «Par Dieu, on ne se plaint pas pour rien. Mais à force d'en parler, on vieillit plus vite. Et c'est pour ça que certains veulent s'en aller : ils ont peur. Parce qu'ils n'ont pas l'âge d'être vieux.»