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Libération
Reportage

En Argentine, «il n’y a plus besoin d’être SDF pour être sous-alimenté»

A Buenos Aires, les files de personnes venues récupérer des invendus alimentaires se multiplient. Longtemps apathiques face à la «Macrise» et à la hausse fulgurante des prix, de nombreux Argentins se remobilisent, ragaillardis par la présidentielle d’octobre et la défaite annoncée du président Mauricio Macri.
Des associations réclament une aide alimentaire d’urgence, à Buenos Aires, le 11 septembre. (Photo Roberto Almeida Aveledo. Zuma Wire. Réa)
par Mathilde Guillaume, correspondante à Buenos Aires
publié le 20 septembre 2019 à 19h56

Ils sont presque une centaine sur le trottoir, adossés contre la façade d’un immeuble 1900 du quartier de San Telmo, à Buenos Aires, qui, comme eux, a connu des jours meilleurs. En une file bien ordonnée, ils attendent chaque soir que la boulangerie d’en face baisse d’un coup sec son volet roulant. Quelques-uns portent sur eux la rue comme un costume, l’extrême pauvreté qui marque les corps, l’exclusion qui dure et que l’on repère en un coup d’œil. Mais la plupart d’entre eux font partie de cette petite classe moyenne qui a pris la crise, le chômage, l’inflation en pleine tête. Ils ont un toit, jusqu’à récemment un emploi et, l’air presque ébahi d’être là, un sac plastique à la main pour récupérer les invendus du jour qu’on va leur distribuer gratuitement : un peu de pain et quelques viennoiseries.

Mariano, 61 ans, a été licencié de son poste de gérant de supermarché il y a deux ans. Il lui manque quelques annuités pour toucher une retraite aussi dévaluée que le peso. Sa maigre indemnité de 60 euros est entièrement dédiée au paiement d'un loyer que complète sa fille, qui règle également ses factures. Toute autre dépense a été supprimée : plus de mutuelle, plus de téléphone, plus rien. «Prendre un petit déjeuner, un déjeuner, un goûter et un dîner, c'est fini pour moi, souffle-t-il dans un triste sourire. Aujourd'hui je mange une seule fois par jour, le matin : du pain que je viens chercher ici.»

Long cycle de destruction

Dans la queue, son histoire se répète : Alejandro, cuisinier de 49 ans, au chômage depuis la fermeture du restaurant où il travaillait, il y a dix-huit mois. Lui se débrouille pour récupérer à moitié prix des fruits et légumes un peu amochés, histoire d'engranger des vitamines. «On se ruine la santé à se nourrir uniquement de farines, constate-t-il. Plus besoin d'être SDF en Argentine aujourd'hui pour être sous-alimenté : moi, je me considère comme faisant partie de la classe moyenne, mais je n'ai plus d'argent pour acheter à manger convenablement, je dépends presque entièrement de la charité.»

Agé de 48 ans, Osvaldo, licencié avec beaucoup de ses collègues par l'une des principales compagnies de câble du pays il y a un an, a sauté le pas psychologique et se rend plusieurs fois par semaine à des soupes populaires : «Il y a toujours eu de la pauvreté, mais pas à ce point. Même en 2001 il n'y avait pas autant de personnes dans la rue.» Dans un rayon de 500 mètres, quatre files similaires se sont formées devant quatre autres boulangeries ; ces derniers mois, elles ne cessent de s'allonger. Aujourd'hui en Argentine, près de 30% de la population et 50% des enfants sont sous-alimentés.

La «Macrise», comme l'ont surnommée les Argentins d'après le nom de leur président, Mauricio Macri, n'est pas récente, même si elle s'est aggravée dernièrement. Elle marque l'aboutissement d'un long cycle de destruction de l'économie réelle. A son arrivée au pouvoir, il y a presque quatre ans, le nouveau chef d'Etat avait promis un changement, la «révolution de la joie», la fin de l'inflation («Ce sera le plus facile de ce que j'ai à faire») et une pauvreté zéro. Au terme de son mandat, force est de constater l'échec retentissant des mesures néolibérales auxquelles il a soumis le pays à marche forcée.

L’abandon brutal des subventions aux services publics a fait exploser de plus de 1000% le prix du gaz, de l’eau, de l’électricité et des transports en commun, ayant entre autres effets de débrider l’inflation (55% interannuel). Le retrait du contrôle des changes et des capitaux, couplé à une hausse ahurissante des taux d’intérêts (à 84% cette semaine, un des plus hauts au monde), a mis en place un modèle spéculatif dans lequel il était bien plus intéressant d’alimenter la bicyclette financière que d’investir dans l’économie réelle. Pour les entreprises en revanche, qui souffraient déjà de la chute de la consommation sur le marché interne (due à l’inflation), l’accès au crédit à ces taux prohibitifs a été coupé. La valeur du peso a été divisée par trois, rendant entre autres très difficile l’accès à des pièces importées, nécessaires à la production de nombreux biens. Alors la capacité productive industrielle du pays a dégringolé en dessous de 58%.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Mauricio Macri, plus de 23 000 entreprises ont fermé, près de 150 000 postes ont été détruits. Le chômage a passé la barre des 10% pour la première fois depuis treize ans et 5 millions de personnes, soit 10% de la population, sont tombées dans la pauvreté, comme Mariano, Alejandro et Osvaldo. Dans le même temps, les dépenses liées aux aides sociales ont été saignées.

Les classes moyennes, dont les salaires n'ont pas été augmentés à la mesure de l'inflation, ont vu leur pouvoir d'achat plonger. «Ça nous ronge complètement l'esprit, j'ai l'impression de ne plus parler que de ça, des prix de la nourriture, de nos salaires qui ne valent plus rien», se lamente Elizabet, enseignante-chercheuse en physique. Pourtant, avec son mari également chercheur, leurs revenus sont bien au-dessus de la moyenne argentine. «Nous avons dû couper drastiquement notre consommation de viande et de laitages, je fais des comptes avant d'acheter du fromage pour mettre sur nos pâtes…»

C'est que le prix des aliments a augmenté bien au-delà des chiffres déjà faramineux de l'inflation : 180% pour la viande depuis 2015, 230% pour les laitages, 200% pour le pain. Daniel, le boulanger solidaire de San Telmo, est aussi anxieux : «Si on a de plus en plus d'invendus à distribuer en fin de journée, c'est parce que les clients se rationnent, ils achètent beaucoup moins. Il y a quelques mois, quand le prix du pain a passé la barre psychologique des 100 pesos le kilo [1,50 euro, ndlr], parce qu'on était bien obligés de répercuter l'augmentation du prix de la farine, ça a été très dur. Aujourd'hui, il est à 140 pesos, c'est de la folie. Je vais sans doute être obligé de fermer bientôt.»

«Braseros et tambours»

Si cet appauvrissement progressif de la population a commencé il y a plusieurs années, le gouvernement Macri et les médias qui lui sont attachés semblent n'en avoir pris conscience que très récemment. C'est le violent choc de sa défaite aux primaires du 11 août, répétition générale de l'élection présidentielle de fin octobre, qui leur a dessillé les yeux. Une trempe de 17 points face à son opposant péroniste, Alberto Fernández, vraisemblablement impossible à rattraper. Au choc initial, qui l'a d'abord fait blâmer et menacer les électeurs pour leur vote, a succédé une confuse tentative d'autocritique : «Nous avons exigé beaucoup du peuple argentin et nous ne nous sommes pas rendu compte qu'il souffrait, en cela nous avons échoué», a reconnu le Président, tout en reprochant la situation dramatique dans laquelle se trouve le pays au gouvernement précédent ainsi qu'au probable suivant.

En catastrophe, son équipe a mis en place une série de mesures désordonnées pour tenter de rendre un peu de leur pouvoir d’achat aux électeurs avant le vote pour la présidentielle fin octobre. Le prix du combustible a notamment été gelé jusqu’à novembre et la TVA supprimée pour 14 produits alimentaires de base jusqu’à la fin de l’année, suppression qui, en période inflationnaire, n’a eu qu’un impact très limité pour les consommateurs.

La perspective du départ probable de Mauricio Macri en fin d'année a aussi eu pour effet de sortir les Argentins de l'apathie dans laquelle la «Macrise» les avait embourbés, eux qui sont d'ordinaire si combatifs. Presque quotidiennement, ils manifestent, occupent les places et les rues pour réclamer des augmentations, du travail, de la nourriture. Les organisations sociales qui, ces dernières années, ont multiplié les soupes populaires et sont souvent le dernier rempart à la faim, ont campé plusieurs nuits durant sur la plus large avenue du monde, celle du 9-Juillet. «Macri est aveugle aux souffrances du peuple, il est incapable de voir au-delà de sa classe sociale et gouverne uniquement pour les 100 familles les plus riches, scande Melba Pastor, membre du Front Dario Santillán. Avec nos tentes, nos braseros et nos tambours, on l'oblige à regarder la faim et la misère en face.» La mobilisation a poussé le Congrès à voter une loi d'urgence alimentaire, qui prévoit notamment d'augmenter les allocations des personnes les plus vulnérables.

La tâche du prochain gouvernement ne sera pas facile. En plus de parer aux nécessités les plus urgentes, il lui faudra relancer une économie exsangue, tout en remboursant une dette qui a explosé durant le mandat Macri (330 milliards de dollars depuis 2015, dont 57 milliards au FMI, un record). Par le néologisme de «reprofilage», le nouveau ministre de l'Economie, Hernán Lacunza, nommé juste après les primaires, a annoncé que l'Argentine ne pourrait pas faire face aux remboursements des prochaines échéances. Restructuration ou défaut de paiement déguisé, les perspectives ne sont bonnes dans aucun des cas. Comment mener une politique de relance tout en composant avec les mesures d'austérité exigées par le FMI à ses débiteurs ?

En emballant précautionneusement sa demi-baguette dans un sac plastique, Osvaldo rumine : «Personne ne nous a demandé notre avis pour contracter cette dette [le Congrès n'a en effet pas été consulté, ndlr], mais c'est le peuple qui va saigner pour la rembourser. Cette histoire, on l'a déjà vécue et elle ne finit pas bien pour nous.»