Les Libyens ont un mot pour décrire le vent brûlant venu du désert qui fait mûrir les dattes en automne : guebli. Il intervient souvent, dit-on, après un bref épisode pluvieux. Ce 4 septembre, la plaine de Tripoli exhale une odeur de terre mouillée : il a plu pour la première fois depuis des mois. La route qui descend vers le sud est grasse, mais le chauffeur s’en moque, il est seul au milieu de la chaussée et peut pousser son véhicule à 150 km/h. L’axe qui relie la capitale à Gharyan - 90 kilomètres - est interdit à la circulation pour les civils. La région entière a été évacuée. A mi-chemin, la cité d’El Azizia est fantomatique, on distingue seulement, de loin en loin, des pick-up kaki et des combattants avachis dans les stations essence, à l’abri du soleil et du regard des drones ennemis.
Au loin se dresse le Djebel Nefoussa. Sur ses pentes rocailleuses, un message géant, visible à plusieurs kilomètres, a été tracé avec des pierres blanches : «Gharyan, cité de la paix.» Cruelle ironie. C'est en s'emparant de cette localité stratégique, sur les hauteurs du Djebel, que le général Khalifa Haftar a lancé son offensive sur la capitale le 4 avril. «On s'est réveillé un matin avec des milliers de véhicules militaires dans la ville, on a été pris par surprise, il n'y a même pas eu de combats, raconte Faraja Tajouri, 51 ans, polo troué et cernes prononcés. Haftar s'est surtout appuyé sur des tribus voisines qui soutenaient l'ancien régime.» L'ingénieur pétrolier précise toutefois qu'une «milice criminelle» de Gharyan, la 4e brigade, a accueilli le «dictateur» à bras ouverts…
Il est assis dans ce qui fut, dit-il, la salle de commandement de l'armée de Haftar. Une dizaine d'hommes, jeunes et vieux, fument dans la pénombre. Ils appartiennent aux Forces de protection de Gharyan. «Les portes et les fenêtres du bâtiment ont été soudées pour préserver les preuves, s'excuse l'ingénieur. Après la libération, on a retrouvé du matériel, des documents.» Chacun s'empresse de raconter comment il a personnellement résisté aux trois mois d'occupation de Gharyan. «La ville était triste, ça nous a replongés dans les années Kadhafi, c'était un régime militaire, soutient Nasreddine Salah Mabrouk, 48 ans, entrepreneur en bâtiment. Pendant cette période, 12 habitants de Gharyan ont été arrêtés et ils sont toujours portés disparus.» Une cinquantaine d'hommes (sur 180 000 habitants) ont fui dès les premiers jours vers Tripoli. Quelques semaines plus tard, le groupe comptait 120 combattants volontaires.
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«Haftar a tout de suite remplacé le conseil municipal élu en 2014 par un conseil exécutif à ses ordres, rappelle le vice-maire. Certains habitants avaient été séduits par sa propagande sur une grande armée nationale qui marche au pas, mais quand ils ont vu les pratiques des miliciens et des mercenaires, ils ont déchanté.» A l'intérieur de Gharyan, la résistance s'est organisée : des armes et des munitions ont été acheminées discrètement, cachées dans les maisons. «Nous comptions les troupes de Haftar qui étaient envoyées combattre sur le front de Tripoli. On a choisi le moment propice, quand la ville était moins défendue, poursuit Nasreddine Salah Mabrouk. Une partie des combattants, de Gharyan mais aussi de Tripoli et des villes de la côte, ont attaqué en montant la montagne, parfois à pied. Ils étaient vulnérables aux tirs. Ceux de l'intérieur ont joué un rôle crucial en attaquant de leur côté.»
L’affaire des missiles français
La bataille, déclenchée dans la matinée du 26 juin, s'est terminée à 18 heures. Les forces progouvernementales ont mis en déroute les troupes de Haftar, faisant des dizaines de prisonniers. A ce jour, Gharyan, verrou de la Tripolitaine, est la seule ville reprise par le camp loyaliste. Dans leur fuite, les soldats de Haftar ont abandonné une caserne où étaient entreposées des armes et des munitions. Parmi celles-ci, les «libérateurs» ont fait une trouvaille étonnante : quatre missiles antichars Javelin de l'armée française. La provenance de cet armement coûteux et sophistiqué, révélée par le New York Times, a été confirmée par Paris : «Les missiles appartiennent effectivement aux armées françaises, qui les avaient achetés aux Etats-Unis, indique un communiqué du ministère des Armées. Ces armes étaient destinées à l'autoprotection d'un détachement français déployé à des fins de renseignement en matière de contre-terrorisme.» Selon Paris, ces munitions «endommagées et hors d'usage» étaient «temporairement stockées dans un dépôt en vue de leur destruction» et «n'ont pas été transférées à des forces locales».
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En 2016, François Hollande avait reconnu que la France menait des «opérations périlleuses de renseignement» en Libye, en rendant hommage à trois membres de la DGSE morts «en service commandé» à Benghazi, dans l'est du pays. Mais l'usage potentiel des missiles Javelin de Gharyan reste une énigme. «Nous savions que les Français étaient aux côtés de Haftar. On connaissait déjà leur activité dans l'Est, et nos services nous avaient renseignés sur la présence de personnels français à Jufra, Tamahint et Hun [au Sud], affirme le général Oussama al-Juwaili, chargé de l'opération de défense de la capitale. Ils nous le disaient d'ailleurs dans nos rencontres et expliquaient qu'il s'agissait de lutte antiterroriste. Nous n'avons aucun problème avec ça. Mais pourquoi à Gharyan ? S'ils veulent lutter contre le terrorisme dans l'Ouest, nous sommes là ! D'ailleurs nous coopérons depuis 2018, nous partageons du renseignement, selon une convention tout à fait officielle.» L'officier en rit : «Les Français ont fait une gaffe. Un peu lourde, certes, mais nous voulons dépasser ce malentendu. Nous avons eu des échanges depuis, nous voulons tourner la page.»
Maison troglodyte
En ce qui concerne l'image, cependant, le mal est fait. Impossible aujourd'hui de rencontrer un officiel libyen, dans le camp gouvernemental, qui ne se lamente pas sur le «double jeu» français : «Paris a nié, puis a dit que ces armes avaient vocation à être détruites… Sérieusement, est-ce que la Libye est connue comme un endroit où on détruit les armes ? fait mine de s'interroger le général Ahmed Abou Shahma, porte-parole de l'opération «Volcan de la colère». La France, qui nous avait tant aidés contre Kadhafi, reconnaît le gouvernement d'union nationale ! Comment peut-elle aider le camp adverse, qui sape en permanence sa légitimité ?» Un député élu à Benghazi : «Personne ne peut nier que Haftar, au début, a combattu le terrorisme dans l'Est, mais pourquoi être avec lui quand il attaque Tripoli ? Pourquoi le défendre devant le Conseil de sécurité ?»
A Gharyan, le colonel Ali Chérif, de la chambre des opérations, balaye la question. Il préfère se concentrer sur l'organisation de la défense de sa ville. «Pour les deux camps, la cité est devenue un symbole dans cette guerre : Haftar va tout faire pour la reprendre», assure-t-il. A la sortie Sud de l'agglomération, une maison jamais terminée, en surplomb d'un vallon, a été transformée en poste de tir. Pour rejoindre la position, déjà utilisée en 2011 contre l'armée de Kadhafi, il faut longer une ferme puis une habitation troglodyte (elles sont nombreuses dans la région) au fond d'un large puits carré. Les douilles roulent sous les pieds. Les jeunes de la Force de protection désignent l'endroit où ils ont arrêté de justesse la dernière offensive de l'ennemi, le 26 août. «Au sud-est, à 30 kilomètres, il y a Al Urban ; au sud-ouest, à 25 kilomètres, il y a Al Asabiah : les deux villes, historiquement hostiles, sont encore aux mains de Haftar, détaille Ali Chérif. C'est de là que viennent les attaques. Nous n'avons pas coupé la route pour des raisons humanitaires, car elles dépendent entièrement de nous pour leur ravitaillement.» Territoires à la fois déchirés et solidaires, un bon résumé des guerres libyennes.