Tripoli a oublié le silence. Ni la vie nocturne, qui se limite à d'interminables discussions autour de cafés froids dans des gobelets en carton, ni le bruit des mortiers dans la lointaine banlieue, dont la fréquence a diminué ces dernières semaines, n'en sont la cause. Le son continu qui use les nerfs des Tripolitains est celui du ronronnement des générateurs d'électricité au fioul. On les allume un par un à chaque coupure de courant, parfois jusqu'à vingt heures par jour. Leur vrombissement emplit soudainement l'air de la capitale, obligeant tous les habitants à hausser la voix. Ils sont tellement présents que l'humour populaire leur rend hommage : «Un Libyen rencontre un Irakien. - Où en est votre pays ? demande l'Irakien. Vous avez eu l'intervention étrangère ? - Oui, on a eu. - Avez-vous connu la guerre civile ? - Oui, on a eu. - Avez-vous eu Daech ? - Oui, aussi. - Mais avez-vous eu les générateurs jaunes [de marque turque, qui ont inondé le marché] ? - Ils viennent d'arriver ! - Tenez-bon, ce n'est que le début, conclut l'Irakien.»
À lire aussiTrois visages de combattants anti-Haftar
Hormis les coupures d’électricité, qui poussent les habitants à fuir l’ennui et la chaleur en rôdant sur la corniche, ce qui provoque d’invraisemblables embouteillages nocturnes, la guerre est presque invisible dans le centre-ville. L’arrivée des centaines de milliers d’habitants de la périphérie chassés par les combats a fait flamber les prix de l’immobilier (les déplacés reçoivent une aide de l’Etat pour se reloger) et a un peu plus congestionné les routes poussiéreuses de Tripoli.
No man’s land où les deux camps se font face
Mais l'offensive du général Khalifa Haftar sur la capitale, déclenchée par surprise il y a près de six mois, est à l'arrêt. L'officier rebelle, qui refuse obstinément de reconnaître la légitimité du gouvernement d'union nationale né des accords de paix de Skhirat, en 2015, s'est rendu maître de la partie est du pays en écrasant les groupes islamistes qui prospéraient notamment à Benghazi et Derna. Il gouverne depuis la région orientale d'une main de fer. En début d'année, son armée - un assemblage hétéroclite d'officiers de l'ancien régime, de miliciens tribaux et de combattants salafistes - s'est emparée des principales villes du Sud désertique, à la faveur de retournements d'alliances. Au mépris des engagements de cessez-le-feu pris à Paris en 2017, puis à Abou Dhabi en février 2019, Khalifa Haftar a ensuite lancé ses troupes sur la capitale, le 4 avril, afin de «délivrer» les institutions libyennes qu'il estime prises en otages par les milices de la capitale.
«Il avait parié sur une attaque éclair, qui devait durer seulement quelques jours», sourit Oussama al-Juwaili, commandant de l'opération de défense de Tripoli, baptisée «Volcan de la colère». Le général reçoit dans l'une de ces maisons vides, discrètes et anonymes, que les officiels libyens utilisent quelques heures seulement, pour ne pas être repérés. «Haftar s'est lourdement trompé. Nous l'avons repoussé partout.» Non seulement la mobilisation des combattants issus des différentes factions de l'Ouest a été générale, mais certaines villes que Haftar espérait retourner sont restées neutres. «Tous les miliciens ont pris les armes pour protéger la capitale, au début de manière hasardeuse et mal organisée, puis de façon plus structurée, explique un chef de brigade. Mais on a surtout réussi à pacifier certaines zones de tension, comme les villes de Sabratha ou Rujban, en discutant avec les notables et en prépositionnant des troupes. En limitant les zones de confrontation à quelques quartiers du sud de Tripoli, on avait déjà gagné la moitié de la bataille.»
Le quartier de Sawani est l'un de ces no man's land où les deux camps se font face depuis des mois. Ici, l'enjeu est le contrôle de l'aéroport international, fermé depuis 2014. Les civils ont interdiction de pénétrer dans la zone, les routes d'accès sont barrées par des tas de terre. Sur les bas-côtés, des chèvres abandonnées pâturent entre les véhicules calcinés. Le territoire, semi-rural, est composé de villas, de champs d'oliviers, de magasins au bord de la route. La plupart des habitations portent les marques de la guerre - sans que l'on sache très bien laquelle. Une mosquée a été touchée par un obus : les gravats recouvrent les tapis de prière, des figues mûres pourrissent dans la cour. Certaines maisons sont devenues des postes avancés où s'abritent les combattants, qui craignent les drones de l'ennemi. Dans une cour, deux hommes en kaki tracent dans le sable un plan sommaire : une bâtisse située à quelques centaines de mètres serait occupée par des hommes de Haftar, il s'agit de l'encercler en passant par les jardins. Les talkies-walkies crachotent des ordres et des questions. Il y a trop de vent, ce jour-là, pour aller observer la position avec des petits drones achetés dans le commerce. Des jeunes gens en tongs et short, kalachnikov en main, partent en reconnaissance. Des tirs de petit calibre, puis de gros calibre, retentissent. «Rien du tout, c'est calme ces temps-ci», indique un chef originaire de la ville de Misrata, comme la majorité des combattants sur ce front.
Milices et mercenaires tchadiens ou soudanais
La bataille de Tripoli a réactivé les clivages de 2011, nés pendant le soulèvement qui a conduit à la chute de Kadhafi. Ses acteurs semblent parfois rejouer la révolution. Les défenseurs de Tripoli invoquent la «protection du 17-février» (la date de l'insurrection), la «lutte contre la dictature» et le combat pour «la liberté et la démocratie» - ils ajoutent désormais «la légitimité internationale». La ville de Misrata en est une nouvelle fois le fer de lance. Les partisans de Haftar, eux, en appellent au «retour à l'ordre», à la «lutte contre le terrorisme» et à la «libération» des institutions étatiques. Une partie silencieuse des Tripolitains, fatiguée de la mainmise des milices, est sensible à ce discours. Mais derrière ces slogans et ces mythes brandis par les deux camps, on retrouve surtout des rivalités tribales, des intérêts économiques et des rancœurs héritées de la révolution.
La principale milice sur laquelle s’appuie Haftar à l’Ouest est la brigade «la Kaniyat» (du nom des frères Al-Kani qui la contrôlent) de la ville de Tarhouna. Les Tarhounis, comme les Wershefanis et les Werfallis, les tribus les plus nombreuses du pays, étaient perçus comme des alliés de Kadhafi du temps de l’ancien régime. Vaincus en 2011, les ex-loyalistes sont considérés comme les grands perdants de la Libye du 17-février. Marginalisés sur le plan économique et politique, ils se sont vu promettre une revanche par Haftar s’ils l’aidaient à prendre le pouvoir. La Kaniyat constitue aujourd’hui le gros des troupes engagées dans son offensive sur Tripoli. Il recrute également des mercenaires tchadiens et soudanais.
En face, les défenseurs de la capitale ont réussi à rassembler «la plus large coalition de combattants dans l'ouest de la Libye depuis la guerre de 2011», écrit le chercheur Wolfram Lacher, dans une étude détaillée parue en août (1). D'anciens adversaires, comme les puissantes cités de Zintan et Misrata (qui s'étaient affrontées en 2014) ou les brigades de la capitale (qui ont combattu entre elles, ou contre les villes voisines, jusqu'en 2018), résistent désormais côte à côte devant l'ennemi commun. «Malgré le drame de cette guerre, on en tire des leçons, affirme le chef d'une puissante katiba (brigade) de Tripoli. Des jeunes de toutes origines meurent sur la même ligne de front : les villes, les tribus, vont s'accorder pour se partager le gâteau plus équitablement.» Le général Oussama al-Juwaili, figure de Zintan, en convient : «Moi-même en 2014, j'ai fait partie d'un de ces camps, mais je faisais fausse route. Tout le monde apprend de ses erreurs.»
Quasiment aucune chance de prendre la capitale
Comment mettre fin à cette nouvelle guerre - la quatrième en huit ans - qui a déjà fait plus de mille morts ? Les bataillons de Haftar n'avancent plus depuis des mois, ils perdent même peu à peu du terrain. Ses chances de prendre la capitale sont maintenant quasi nulles, malgré ses menaces répétées. En face, les progrès de «Volcan de la colère» sont entravés par la supériorité aérienne de Haftar, obtenue grâce à l'aide matérielle et technique de ses parrains égyptiens et émiratis, en violation de l'embargo sur les armes imposé à la Libye. Les forces progouvernementales ne sont pas en reste : elles ont reçu des équipements, notamment des drones et des munitions, de leur allié turc. La Libye s'est transformée en théâtre de guerre par procuration des puissances régionales (Qatar et Turquie d'un côté, Emirats arabes unies, Arabie Saoudite et Egypte de l'autre). Depuis la découverte de missiles français dans une base militaire abandonnée par l'armée de Haftar, à Gharyan, en juin, Paris est également soupçonné de soutenir en sous-main le camp du belliqueux général. «Cette bataille a impliqué des pays qui, même s'ils ont misé à tort sur Haftar, ne vont pas permettre son effondrement total. Ils vont lui trouver une sortie honorable, estime le chef de brigade. Il y aura forcément une négociation, puisque personne n'a les moyens de vaincre totalement, quoiqu'en disent les deux camps.»
La nuit, tous les immeubles du bord de mer se ressemblent. Des chantiers d'hôtels géants à l'arrêt depuis huit ans, des tours de bureaux condamnés pour malfaçon, des immeubles détruits par les combats, ou brûlés par une milice dont on a refusé les services de protection… En contemplant ces milliers de tonnes de béton inutiles, dans le glouglou des chichas, les Tripolitains discutent de l'après-guerre pour oublier qu'ils y sont plongés. La coalition militaire formée pour défendre Tripoli peut-elle aider à défaire la capitale de l'emprise de ses milices et unir plus largement les villes de l'Ouest ? «Pour la première fois, ces dernières semaines, le président Faïez Serraj [à la tête du gouvernement d'union nationale, ndlr] a exprimé une vision politique pour le futur du pays, explique un analyste. Paradoxalement, c'est la bataille qui a permis ces avancées.» Les affrontements laisseront-ils une nouvelle fois des stigmates chez certaines communautés, germes d'un futur conflit ? «La réconciliation doit être pensée dès aujourd'hui, sinon la Libye n'en finira jamais avec la guerre.» Mais surtout, se demande-t-on sur la corniche, que fera-t-on de tous ces générateurs jaunes ?
(1) «Who Is Fighting Whom in Tripoli : How the 2019 Civil War is Transforming Libya's Military Landscape» (Small Arms Survey).