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Portrait

Libye : trois visages de combattants anti-Haftar

Mohamed Bouzaid, 31 ans. (Photo Ricardo Garcia Vilanova pour Libération)
publié le 25 septembre 2019 à 20h26

Mohamed Bouzaïd, 31 ans : «Les troupes de Haftar vont vouloir nous punir d’avoir libéré la ville»

C’est un colosse de 1,90 mètre qui exécute les ordres docilement. Mohamed Bouzaïd, 31 ans, est membre de la brigade Hadi-Kaabar - du nom d’un résistant libyen à la colonisation - depuis l’insurrection contre Kadhafi. Comme tous les révolutionnaires, il connaît par cœur la date du soulèvement de sa ville. Pour Gharyan : le 13 août 2011. Mohamed avait abandonné ses études de géologie pour prendre les armes. En remerciement de ses services, il a obtenu un poste de fonctionnaire (enseignant «de réserve», puis agent de la «sécurité diplomatique»). Ces postes, largement fictifs, constituent une rente déguisée que les milices se sont empressées de se distribuer.

En 2014, cinq jours après son mariage, Mohamed a retrouvé sa brigade, reconvertie en police militaire de Gharyan, pour affronter - déjà - un certain Khalifa Haftar. Le général venait de lancer son opération «Dignité» en promettant de nettoyer la Libye des jihadistes, des islamistes et, plus largement, de tout révolutionnaire osant lui résister. Cinq ans plus tard, le 2 avril, le même Haftar s'emparait de Gharyan par suprise, donnant le coup d'envoi de son offensive vers la capitale. «Le 14 avril, nous avons tenté de nous soulever de l'intérieur, mais cela a échoué, nous étions trop peu nombreux, dit Mohamed. A compter de cette date, nous étions repérés, il a fallu s'enfuir, se cacher dans les collines et faire sortir nos familles.» Sa femme et ses deux filles (4 ans et 1 an) ont pu le rejoindre à Tripoli.

Le 27 juin, Mohamed est rentré chez lui. Sa maison était intacte. Les troupes de Haftar venaient d'être chassées de Gharyan. Depuis, il participe à la défense de la ville. «Je me bats pour protéger mon foyer, ma famille, mon honneur. Gharyan est devenu un symbole. Ceux d'en face vont vouloir nous punir d'avoir libéré la ville. Maintenant, il ne s'agit plus de conquête, mais de vengeance.» A vol d'oiseau, au-delà des collines, l'ennemi est à moins de 20 kilomètres. Abou Zian, le quartier de Mohamed, est en première ligne.

Chihab Nichnouche, 32 ans : «Maintenant on suit les instructions du ministère. Guerre après guerre, on gagne en discipline.»

Photo Ricardo Garcia Vilanova

Chihab Nichnouche était demandeur d'asile en Suède lorsqu'en 2011, un vent de printemps a balayé le monde arabe. «La révolution battait son plein en Egypte, j'ai senti que la Libye frémissait», se souvient-il. Il décide alors de rentrer au pays pour suivre les rebelles dans les montagnes du Djebel Nefoussa, au sud de la capitale. «En arrivant, quand j'ai vu le drapeau [noir-rouge-vert, qui a remplacé le vert de Kadhafi] et tous ces jeunes rassemblés, j'ai compris qu'une nouvelle Libye était en train de naître», raconte avec emphase ce Tripolitain de 32 ans.

A l'époque, il n'avait encore jamais tenu une arme de sa vie. Aujourd'hui, il ne fait plus que cela. Chihab est officiellement membre d'une force «de soutien» ou «de réserve» chargée de sécuriser les bâtiments officiels. A ce titre, il a été intégré aux effectifs du ministère de l'Intérieur. Sa loyauté va pourtant en premier lieu à sa milice, la puissante Brigade des révolutionnaires de Tripoli. «Au début de cette guerre on courait partout, mais maintenant on suit les instructions du ministère de la Défense, assure-t-il. Guerre après guerre, on gagne en discipline.» Chihab est désormais chargé de l'artillerie. Il a perdu 17 camarades depuis le 4 avril. «On a peur, c'est humain quand tu as un ennemi en face, surtout les premiers jours.»

Ce qu'il redoute le plus, ce sont les bombardements aériens, menés par des drones ou des avions : «On s'abrite, on se cache en permanence.» Pour se donner du courage, il énumère des atrocités attribuées à l'armée d'en face : «Ils exécutent les prisonniers, ils piègent les maisons, ce sont les méthodes de Daech !»

Ces dernières semaines, l'intensité des affrontements a diminué. Mais Chihab le célibataire, qui cultive son look de révolutionnaire, n'a pas pour autant vu sa famille depuis un mois. Il préfère en rire, bravache : «On ne dort plus sans le bruit des mortiers pour nous bercer. On est davantage chez nous au front qu'à la maison.»

Photo Ricardo Garcia Vilanova

Mohammed Boujazia, 22 ans : «Quand la guerre sera finie, je retournerai à mes études d’économie»

Au front, ses camarades l'appellent Siasi, «le politicien». Toute la journée, Mohammed Boujazia, de son vrai nom, est perché sur une commode au premier étage d'une villa en ruine et il scrute l'ennemi à la jumelle par un trou dans la façade. La plupart du temps, il ne voit rien, ou alors les impacts des balles tirées depuis ses lignes, qui viennent heurter les murets en parpaings et les oliviers. «On se relaie, on fait des pauses de vingt minutes, sinon à force de regarder on ne voit plus», explique-t-il en montrant les horaires de relève taguée sur le mur de ce qui fut un salon. Parfois, à travers son trou, du côté de l'aéroport international de Tripoli, Mohammed aperçoit une silhouette d'homme ou un véhicule appartenant au camp d'en face. Deux mitrailleuses sont posées dans le couloir mais il a ordre de ne pas s'en servir, pour ne pas dévoiler sa position. Il prévient plutôt ses compagnons au sol par talkie-walkie.

A 22 ans, il participe à sa deuxième guerre. Lors de la première, en 2016, il a combattu l'Etat islamique à Syrte. Pendant la révolution, en 2011, il était trop jeune pour affronter les troupes de Kadhafi, mais il participait à sa façon – comme chacun à Misrata, la ville d'où il est originaire – en chargeant les cartouches dans les bandes de munition. Il n'a aucune intention de devenir soldat. «Quand la guerre sera finie, je retournerai à mes études d'économie, dit-il. J'ai attendu de passer mes examens avant de rejoindre le front.» Comme en 2016, il a intégré la brigade 166, célèbre pour être la première à avoir affronté l'Etat islamique. Deux de ses frères y combattent déjà, tandis qu'un troisième est posté sur un autre point du front. Mohammed est le benjamin de la fratrie : «La question de s'engager ne s'est même pas posée, s'amuse-t-il. J'ai des amis qui ont été tués, d'autres blessés… On ne peut pas laisser un dictateur reprendre la Libye après tous ces sacrifices. Imaginer ses troupes rentrer dans la capitale, c'est un cauchemar.»