Le président Jacques Chirac et le Premier ministre travailliste britannique Tony Blair ont été au pouvoir, dans leurs pays respectifs pendant presque exactement la même période, le premier de 1995 à 2007 et le second de 1997 à 2007. Tous deux ont choisi deux lignes radicalement différentes au moment du choix de participer ou non à la guerre en Irak en 2003 aux côtés des Etats-Unis. Si Jacques Chirac refusa l’engagement de la France, Tony Blair choisit de suivre le président américain George W. Bush. L’ancien Premier ministre a adressé à
Libération
quelques mots après l’annonce de la disparition de Jacques Chirac.
«Je suis extrêmement triste d'apprendre le décès de Jacques Chirac. Il fût une figure prédominante de la politique française et européenne pendant plusieurs décennies. Quelles qu'aient pu être nos différences de loin en loin, il s'est toujours montré gentil, généreux et personnellement d'un grand soutien. Nous avons lancé ensemble le projet européen de défense à Saint-Malo. Nous avons travaillé étroitement, en partageant nos intérêts, pour nous assurer que l'élargissement de l'Europe se déroule en intégrant l'est et l'ouest du continent. Et lorsque nous nous sommes retrouvés en compétition, comme en 2005 lors de l'attribution des Jeux Olympiques de 2012 [attribués à Londres, ndlr], nous avons combattu pour nos intérêts respectifs dans un esprit d'amitié et avec bonne humeur. J'ai toujours respecté sa manière directe d'exprimer ses vues et toujours ressenti son amour et sa passion profonde pour la France et les Français. Ma plus profonde et sincère sympathie va à Bernadette et toute sa famille. Il sera énormément regretté».
Son ministre aux Affaires européennes de 2002 et 2005, Denis MacShane, a également rencontré Jacques Chirac à plusieurs reprises. Voici sa réaction, adressée à Libération.
«Jacques Chirac n’était ni De Gaulle, ni Mitterrand mais ses douze années au pouvoir ont fait de lui le dernier président français à avoir eu un impact réel au Royaume-Uni. Normalement, les chefs d’Etat des grands pays sont des figures imposantes, mais Chirac était chaleureux, facilement abordable et anxieux de plaire. (photo AFP)
«Je me souviens d'un conseil européen où j'étais sorti prendre une bière et manger un sandwich. Je discutais avec le ministre allemand des Affaires étrangères, Joshka Fischer, lorsque la porte s'est ouverte à la volée et Chirac est sorti de la pièce. "J'ai faim, j'ai faim ! Où est-ce qu'on peut trouver une bière ?", nous a-t-il apostrophés. "Il n'aura pas la mienne", m'a grommelé Fischer. Mais j'ai décidé de sacrifier ma bière pas encore ouverte et mon sandwich au jambon et les lui ai offerts, au nom de l'amitié franco-britannique. "Merci l'Angleterre, merci le Royaume-Uni !", s'est écrié Chirac en s'emparant de mon assiette et de mon verre et en retournant dans la réunion.
«Pendant les conseils européens, Chirac ne disait jamais grand-chose et parfois, il avait même l’air endormi. Lors d’un sommet UE-Amérique latine, je l’observais alors qu’il avait les yeux fermés. Le Belge Guy Verhofstadt parlait et prenait son temps comme lui seul sait le faire. Tony Blair et Gerhard Schröder s’ennuyaient visiblement. Mais soudain, alors que le Belge volubile venait enfin de se taire, Jacques Chirac a ouvert les yeux et agité les bras pour attirer l’attention du président des débats. "Je voulais juste dire que je suis totalement d’accord avec le dernier orateur", a-t-il lancé, avant de fermer à nouveau les yeux.
«Tony Blair l’aimait beaucoup et m’a dit une fois qu’il était plus facile de travailler avec lui qu’avec le plus austère socialiste Lionel Jospin. Jacques Chirac se donnait toujours la peine de féliciter l’Angleterre si nous gagnions un match de football ou de rugby contre la France. Blair le voyait peut-être un peu comme un père de substitution, lui qui avait perdu le sien à un jeune âge, il le traitait avec beaucoup de respect. Chirac parlait un anglais appris à l’ENA, alors que Blair avait appris son français dans les rues et les bars de Paris où il a travaillé lorsqu’il avait dix-huit ans. Ils ont eu des différences de vues énormes sur l’élargissement de l’UE, sur la réforme de la politique agricole commune et bien sûr, et surtout, sur l’Irak.
«Je me souviens d’un déjeuner à l’Elysée, un samedi, pour une réunion convoquée par Chirac pour lever des fonds pour le Liban. L’Italien Berlusconi et l’Allemand Schröder étaient là, je représentais Blair. Schröder a sorti les poches de son pantalon pour dire que l’Allemagne n’avait pas d’argent à dépenser. Chirac était comme un vendeur dans un souk avec sa calculette sur laquelle il additionnait les sommes. Après les discussions, nous sommes partis déjeuner, je m’attendais à un bon verre de vin des caves de l’Elysée, à la place, on nous a servi du Coca-Cola !
«A un banquet au château de Windsor, le dîner a été suivi d'une représentation de la comédie musicale les Misérables, un énorme succès à Londres. Il était évident que la reine et Jacques Chirac étaient modérément emballés par les chansons. A la fin du spectacle, un immense drapeau tricolore est normalement déployé sur la scène en honneur à la révolution de 1830. Mais comme c'était une occasion franco-britannique, un grand drapeau de l'Union Jack est venu rejoindre le drapeau français sur scène. C'était ridicule et je pouvais voir les épaules de Chirac s'affaisser devant ce travestissement de l'histoire française ! Il n'est pas très présent dans la mémoire collective du Royaume-Uni. Mais je garde en mémoire le souvenir d'un homme qui parlait à tout le monde sans pompe et avec humour et intérêt.»