«Mes amis ont peur de sortir, peur de se faire arrêter. Ils ont peur d'écrire quoi que ce soit sur les réseaux sociaux ou même de parler. Ils ne répondent plus au téléphone, ils se terrent», confie Ehsan (1), étudiant en électronique à l'université du Caire, mi-amusé mi-inquiet. Le jeune homme de 25 ans ajoute : «Ce vendredi, ils vont rester chez eux, alors qu'ils seraient bien allés manifester eux aussi s'il y a des rassemblements. Mais la vague d'arrestations qui a touché tant de gens à travers tout le pays depuis près d'une semaine a fini de les anéantir.» Ehsan, lui, ira peut-être voir s'il y a du monde sur la place Tahrir, haut lieu de la contestation en 2011, lors du printemps égyptien, ou ailleurs si la place est circonscrite par les forces de sécurité, mais il n'est pas sûr. «Moi aussi, ils ont fini par me faire un peu peur. Pourtant, j'étais dans la rue vendredi dernier», chuchote-t-il.
«Nous avons besoin d’aide»
Depuis ce week-end, plus de 1 900 personnes ont été arrêtées dans toute l'Egypte. Selon les autorités, toutes seraient liées de près ou de loin aux manifestations qui ont réuni quelques centaines de personnes dans les rues du Caire, d'Alexandrie, la deuxième ville du pays, d'Ismaïlia ou de Suez aux cris de «Sissi, dégage». Certains ont été raflés chez eux ou dans leur quartier après visionnage d'images de caméras de surveillance, d'autres l'ont été dans la rue après vérification de leur téléphone portable. «Si la police y trouve des images ou des propos à connotation politique, elle vous arrête, si elle ne trouve rien, elle vous arrête aussi parce qu'elle trouve ça suspect», indique Ehsan.
Des universitaires comme Hazem Hosny ou Hassan Nafaa, professeurs réputés de l'université du Caire, des journalistes et opposants, comme Khaled Daoud, ont aussi été emprisonnés alors qu'ils n'avaient pas participé aux récentes manifestations. La célèbre avocate des droits de l'homme Mahienour el-Masry a été arrêtée devant un tribunal du Caire où elle défendait certains des manifestants enfermés dans les geôles du régime. Des avocats éreintés ont d'ailleurs lancé des appels au secours à leurs collègues pour venir défendre ces centaines de jeunes placés derrière les barreaux. «Nous ne sommes pas assez nombreux à oser [le faire], nous avons besoin d'aide», a affirmé Khaled Ali, l'un des rares qui défend nombre d'anciens activistes liés à la révolution de 2011, enfermés par le gouvernement du président Abdel Fattah al-Sissi.
«Le président vit grassement»
Beaucoup comme Hassan Nafaa, plutôt pro-régime autrefois, n'hésitent plus à affirmer que «le pouvoir absolu de Sissi va mener à une crise» : «C'est dans l'intérêt de l'Egypte qu'il s'en aille aujourd'hui.» Ce qui semble être un nouveau soubresaut, dans ce pays tenu d'une main de fer, a commencé début septembre avec les vidéos postées par un homme d'affaires égyptien en exil en Espagne, Mohamed Ali, qui accuse le pouvoir de détournements de fonds. Visionnées des millions de fois, ces vidéos ont été allègrement commentées sur les réseaux sociaux et même si le businessman n'avance aucune preuve de ce qu'il dit, il verbalise ce que beaucoup pensent sans oser en parler.
Touchée de plein fouet par une politique d'austérité économique mise en place en 2016 par le gouvernement avec le FMI, la population égyptienne se paupérise, selon des chiffres révélés cet été par Capmas, l'agence nationale de statistiques. Plus du tiers vit désormais sous le seuil de pauvreté. «Or les Egyptiens n'en peuvent plus et expriment leur ras-le-bol, alors que le président a été réélu l'année dernière sur des promesses économiques», explique Mohamed Lotfy, directeur de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés qui documente les disparitions forcées. «Le président nous a demandé de nous serrer la ceinture et on entend dire qu'il vit grassement avec sa famille», se plaint Hossam, qui tient un commerce dans le centre-ville du Caire. D'abord encensé, au moment où il a pris le pouvoir en 2013, après avoir renversé le seul président démocratiquement élu d'Egypte, Mohamed Morsi, Al-Sissi est de plus en plus critiqué. Dans une nouvelle vidéo postée samedi, Mohamed Ali appelait les Egyptiens à une marche du million ce vendredi. Un appel qui devrait permettre de tester la détermination ou non de cette nouvelle opposition que le régime tente, depuis une semaine, de réduire au silence.
(1) Le prénom a été changé.