Au lendemain du spectaculaire incendie de l'usine chimique Lubrizol de Rouen, beaucoup de questions restent en suspens. Le site, classé Seveso «seuil haut», fabriquait des additifs pour huiles, carburants ou peintures. Même si le feu était éteint vendredi et que les établissements scolaires de douze communes de l'agglomération de 500 000 habitants rouvriront lundi, ses conséquences sanitaires et écologiques inquiètent. «La ville est clairement polluée par les suies», a déclaré Agnès Buzyn, en visite à Rouen vendredi avec trois autres ministres.
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Où en est la situation ?
Le préfet de Normandie, Pierre-André Durand, a répété vendredi que la fumée dégagée par l'incendie ne présentait «pas de toxicité aiguë». Alors qu'une odeur d'hydrocarbure «déplaisante», selon lui, persistait à Rouen et qu'une fumée blanche émanait encore de l'usine avant de se dissiper dans l'après-midi, nombre d'habitants se sont plaints d'irritation à la gorge et de vomissements. En fin de matinée, le bâtiment de France 3 à Rouen a même été évacué, alors que des salariés ont été pris de nausées. L'odeur, «très entêtante, peut effectivement donner des maux de tête, voire aller jusqu'à des vomissements, mais elle n'est pas synonyme de situation toxique, a expliqué Benoît Jardel, médecin du Samu. Le mercaptan, puisqu'il s'en est dégagé, est un gaz qui, dès une très très faible concentration, provoque des réactions de l'organisme, mais il faudrait des concentrations très importantes pour avoir des effets à long terme.»
Vendredi en fin de journée, les autorités n'avaient toujours pas communiqué de façon détaillée la liste des produits sur la partie du site en feu ni le résultat des analyses complémentaires qui ont été menées. «Nous avons immédiatement fait des prélèvements, toujours en cours, sur la composition des suies et des fumées, pour identifier la possible présence de métaux lourds, de dioxines et d'hydrocarbures aromatiques», détaille Christophe Legrand, directeur adjoint d'Atmo Normandie, l'organisme régional d'étude de la qualité de l'air. Les délais pour les résultats peuvent aller de quelques jours à plusieurs semaines. La chambre d'agriculture diligente aussi des tests sur les cultures de la région. «La préfecture manque de transparence en ne communiquant pas les produits présents sur les lieux, dénonce Laetitia Sanchez, élue écologiste en Normandie. Cela alors que l'usine utilise des produits potentiellement cancérigènes, mutagènes et dangereux pour la reproduction.» La préfecture a tenté de rassurer : «L'usine ne stocke pas de produits radioactifs à des fins de production.» En attendant d'en savoir plus, le toxico-chimiste André Picot explique que l'odeur âcre peut signifier qu'il n'y a «pas que des hydrocarbures qui ont brûlé, mais aussi des produits organophosphorés, du même style que le gaz sarin, car les produits organiques purs ne donnent pas cette odeur âcre. Si c'est le cas, c'est inquiétant, car cette combustion émet des particules fines et ultrafines, jusqu'aux particules nanométriques».
La Seine a-t-elle été polluée ?
Oui. Vendredi, une nappe d'hydrocarbures de 2 000 mètres carrés est apparue sur le fleuve et l'Etat a armé un navire pour éviter qu'elle ne descende avec la marée. «Des barrages antipollution ont été mis en place», assure la préfecture. Seulement, dans un document envoyé à la presse, elle évoque des fuites dans ces barrages. «Plus de 500 tonnes de produits classés toxiques pour les organismes aquatiques» étaient stockées par l'usine, d'après le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) datant de 2014.
Cette usine a-t-elle déjà posé problème ?
Ouverte en 1954, l'usine Lubrizol, propriété du holding du milliardaire américain Warren Buffett, n'en est pas à sa première alerte. En 2013, une fuite de mercaptan, un gaz malodorant aux relents d'œuf pourri, se fait sentir jusqu'en Angleterre. Condamné par les tribunaux, Lubrizol France écope d'une amende de 4 000 euros en 2014. Insuffisant «pour que cette multinationale prenne les mesures permettant de garantir un niveau de sécurité suffisant», selon un communiqué de la CGT publié jeudi. Un nouveau signal d'alarme retentit en 2017, quand Lubrizol fait l'objet d'un arrêté préfectoral de mise en demeure en raison de «17 manquements constatés», selon le préfet. Depuis, a-t-il assuré, «la mise à niveau a été réalisée», avec deux inspections en mars et juillet 2019 qui n'ont rien révélé de suspect, du moins d'un point de vue «réglementaire et administratif». L'enquête déclenchée jeudi devrait permettre d'en savoir plus sur les circonstances exactes de l'incendie.
Les sites Seveso sont-ils bien contrôlés ?
La France compte 1 312 sites présentant des risques industriels majeurs (Seveso). Parmi eux : 705 sites «seuil haut», dont Lubrizol.
Les sites Seveso sont en effet classés selon deux niveaux : «seuil haut» et «seuil bas», en fonction de la quantité de matières dangereuses. Ils «font l'objet d'une réglementation stricte et de contrôles renforcés des services de l'Etat», assure le ministère de l'Ecologie. La réglementation, solide, est issue de la transposition de directives européennes et de la loi risques (2003), élaborée après la catastrophe de l'usine AZF de Toulouse (2001). Mais nombre de sites sont anciens : implantés au milieu des champs au XXe siècle, ils ont été rattrapés par l'urbanisation et se sont retrouvés entourés de logements ou d'écoles. Ces sites souffrent du manque de moyens dont dispose l'administration pour les contrôler. L'Inspection de l'environnement pour les installations classées ne comptait fin 2014 (dernier chiffre publié) que 1 555 inspecteurs, soit 1 246 postes équivalents temps plein. A comparer aux 500 000 sites industriels que compte la France (dont Seveso). Une pénurie telle que le Syndicat national des ingénieurs de l'industrie et des mines - pourtant peu révolutionnaire - a fait grève en 2018. En vain, pour l'instant.