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Libération
Témoignage

Denis MacShane : «J’ai sacrifié ma bière et mon sandwich pour les lui offrir»

Le ministre britannique des Affaires européennes de Tony Blair entre 2002 et 2005 a cotôyé Chirac à plusieurs occasions.
par Sonia Delesalle-Stolper, Correspondante à Londres
publié le 29 septembre 2019 à 20h21

«Jacques Chirac n'était ni De Gaulle ni Mitterrand, mais ses douze ans au pouvoir ont fait de lui le dernier président français à avoir eu un impact réel au Royaume-Uni. Normalement, les chefs d'Etat des grands pays sont des figures imposantes, mais il était chaleureux, facilement abordable et anxieux de plaire. Je me souviens d'un Conseil européen où j'étais sorti prendre une bière et manger un sandwich. Je discutais avec le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, lorsque la porte s'est ouverte à la volée et Chirac est sorti de la pièce. "J'ai faim, j'ai faim ! Où est-ce qu'on peut trouver une bière ?" nous a-t-il apostrophés. "Il n'aura pas la mienne", m'a grommelé Fischer. Mais j'ai décidé de sacrifier ma bière pas encore ouverte et mon sandwich au jambon pour lui offrir, au nom de l'amitié franco-britannique. "Merci l'Angleterre, merci le Royaume-Uni !" s'est écrié Chirac en s'emparant de mon assiette et de mon verre, avant de retourner à la réunion.

«Pendant les Conseils européens, il ne disait jamais grand-chose, et parfois il avait même l'air endormi. Lors d'un sommet UE-Amérique latine, je l'observais, il avait les yeux fermés. Le Belge Guy Verhofstadt parlait et prenait son temps comme lui seul sait le faire. Tony Blair et Gerhard Schröder s'ennuyaient visiblement. Mais soudain, alors que le Belge volubile venait enfin de se taire, Chirac a ouvert les yeux et agité les bras pour attirer l'attention du président des débats. "Je voulais juste dire que je suis totalement d'accord avec le dernier orateur", a-t-il lancé. Et il a de nouveau fermé les yeux.

«Tony Blair l’aimait beaucoup et m’a dit une fois qu’il était plus facile de travailler avec lui qu’avec le socialiste Lionel Jospin, plus austère. Jacques Chirac se donnait toujours la peine de féliciter l’Angleterre si nous gagnions un match de foot ou de rugby contre la France. Blair le voyait peut-être comme une sorte de père de substitution, lui qui avait perdu le sien à un jeune âge. Il le traitait avec beaucoup de respect. Chirac parlait l’anglais de l’ENA, alors que Blair avait appris son français dans les rues et les bars de Paris, où il a travaillé lorsqu’il avait 18 ans. Ils ont eu d’énormes différences de vues sur l’élargissement de l’UE, sur la réforme de la politique agricole commune et ,bien sûr, et surtout, sur l’Irak.

«Je me souviens d’une réunion à l’Elysée, un samedi, convoquée par Chirac pour lever des fonds pour le Liban. L’Italien Berlusconi et l’Allemand Schröder étaient là, je représentais Blair. Schröder a sorti les poches de son pantalon pour dire que l’Allemagne n’avait pas d’argent à dépenser. Chirac était comme un vendeur dans un souk, il additionnait les sommes sur sa calculette. Après les discussions, nous sommes partis déjeuner. Je m’attendais à un bon verre de vin des caves de l’Elysée… à la place, on nous a servi du Coca-Cola !

«Blair a créé une alliance réformiste sur la politique économique avec Schröder, en opposition avec le socialisme étatiste de Jospin. Mais avec Chirac, il n’y avait pas d’opposition. En fait, il a été plutôt utile pour Blair lorsqu’il a pris sa décision finale sur l’Irak. La déclaration de Chirac en mars 2003, selon laquelle il mettrait son veto à toute seconde résolution de l’ONU autorisant l’usage de la force, a permis à Blair de dire que le "niet" de la France signifiait que le Royaume-Uni devait intervenir comme il l’avait fait au Kosovo pour défendre la loi internationale. C’était un argument spécieux pour une mauvaise et tragique décision. Les choses auraient peut-être été différentes si Chirac avait dit clairement dès 2002 que la France s’opposerait à une action de l’ONU.

«Une fois, lors d'un banquet au château de Windsor, le dîner a été suivi d'une représentation de la comédie musicale les Misérables, qui connaissait un énorme succès à Londres. Il était évident que la reine et Chirac étaient modérément emballés par les chansons. A la fin du spectacle, normalement, un immense drapeau tricolore est déployé sur la scène en honneur à la révolution de 1830. Mais comme c'était une occasion franco-britannique, un grand drapeau de l'Union Jack est venu rejoindre le drapeau français. C'était ridicule et je pouvais voir les épaules de Jacques Chirac s'affaisser devant ce travestissement de l'histoire française ! Il n'est pas très présent dans la mémoire collective du Royaume-Uni. Mais je garde pour ma part le souvenir d'un homme qui parlait à tout le monde sans pompe, avec humour et intérêt.»