Ciblé par une procédure de destitution (impeachment) menée par les élus démocrates de la Chambre des représentants, Donald Trump multiplie les interventions articulant la défense de son innocence, et l'attaque féroce de ses opposants, via une rhétorique populiste qui dénonce une tentative de «coup d'Etat» et agite même le spectre de la «guerre civile» en cas de destitution. L'une de ses dernières sorties prend la forme d'un tweet présentant la carte des résultats de la présidentielle de 2016 par comté, majoritairement rouge puisque la plupart ont été remportés par le Parti républicain, barrée de la phrase : «Try to impeach this» («essayez donc de destituer ça»).
Cette publication intervient alors que la procédure de destitution gagne de plus en plus de partisans : d'après un sondage de CNN, 223 députés démocrates se sont exprimés publiquement en faveur de la procédure, soit plus de la moitié de la Chambre des représentants, qui compte 435 élus, ce qui serait suffisant pour l'envoyer au Sénat. De même, les sondages auprès de la population notent une augmentation du nombre d'Américains favorables à l'impeachment, qui atteint 47 %.
La carte présentée par Trump et ses soutiens vise à affirmer sa légitimité politique en s’appuyant sur l’idée d’un vote populaire massif qui contredirait l’expression du mécontentement dont les médias se font l’écho. Cette carte presque entièrement rouge suggère une large victoire de Trump, qui aurait balayé ses opposants dans quasiment tous les comtés, lui assurant l’appui du pays tout entier. Or cette carte est trompeuse pour plusieurs raisons.
Décalage
D'une part, elle est inexacte. Déjà tweetée par Trump en février, elle présente pourtant des résultats erronés, puisque plusieurs comtés démocrates apparaissent ici comme acquis aux républicains. C'est le cas dans plusieurs swing states (Etats-charnières) remportés par le Parti démocrate, comme le Colorado, le Nevada et le Nouveau-Mexique, ou encore en Californie, où l'on vote démocrate à toutes les présidentielles depuis 1992.
D’autre part, elle omet une réalité démographique largement soulignée lors de l’élection, à savoir que si Trump a remporté la majorité des comtés, il n’a pas obtenu la majorité des voix (près de 3 millions de moins que Hillary Clinton). En effet, nombre de comtés du centre du pays sont presque vides d’habitants et sont donc surreprésentés dans le système institutionnel américain par rapport à leur population. Les nombreuses représentations cartographiques qui rapportent les résultats électoraux au nombre d’habitants le soulignent : l’essentiel de la population, qui réside majoritairement dans les grandes villes, a voté pour Hillary Clinton.
La carte publiée par Trump, qui confine les comtés démocrates aux façades maritimes face à un cœur républicain, élude donc la situation de nombre de métropoles du sud comme Atlanta, Houston et Dallas. Peu visibles au sein d’Etats majoritairement républicains, ces villes qui en constituent les pôles démographiques et économiques ont largement voté en faveur de la candidate démocrate. Ce décalage a participé aux critiques du modèle américain de scrutin au suffrage universel indirect, peu représentatif du vote populaire.
Illusion
L’instrumentalisation de la carte à des fins politiques révèle le pouvoir performatif accordé à cet outil, qui peut donner l’illusion d’une représentation objective de la réalité. Trump est coutumier du fait, puisqu’il avait rectifié de sa main il y a quelques semaines une carte du National Hurricane Center (NHC) prévoyant la trajectoire de l’ouragan Dorian, afin d’appuyer sa propre prédiction qu’il toucherait l’Alabama.
Alors que l'ouvrage du géographe américain Mark Monmonier, Comment faire mentir les cartes ?, fait l'objet d'une réédition en 2019, le tweet de Trump est l'occasion de revenir sur le pouvoir des cartes et leur usage, qui est toujours politique. Particulièrement fréquent durant la guerre froide, lorsque des cartes destinées à tromper l'ennemi figuraient des villes inventées, l'usage délibérément partisan ou involontairement erroné des outils cartographiques est toujours d'actualité. Nombre de géographes ont ainsi souligné le caractère trompeur des cartes migratoires centrées sur l'Europe occidentale qui, en occultant les migrations beaucoup plus importantes vers la Turquie ou les pays d'Afrique du Nord, entretenaient l'illusion d'une vague massive de déplacements en direction des pays européens.
Le président américain exploite précisément ce pouvoir évocateur des cartes au service de sa communication politique. Ironie de la situation, la carte relayée par Donald Trump ressemble furieusement à celle des résultats de l'élection présidentielle de 1972 qui avait conduit à la réélection de Richard Nixon, ciblé par une procédure de destitution en 1974 après l'affaire du Watergate - il démissionnera avant que l'impeachment soit voté. Si l'on peut faire mentir les cartes, on court aussi le risque de se trouver pris au piège des mailles cartographiques.