La question de la frontière irlandaise apparaît comme le principal point d’achoppement des négociations sur le Brexit, aussi bien à l’échelle du Royaume-Uni qu’entre le gouvernement britannique et le reste de l’Union européenne. La complexité à trouver un accord sur cette frontière s’explique par son caractère symbolique et identitaire. Sa réalité juridique et physique, son ouverture et son degré de porosité constituent ainsi un enjeu géopolitique considérable pour les relations communautaires en Irlande du Nord et pour les relations entre le Royaume-Uni et la République d’Irlande. La volonté du gouvernement britannique et des principales figures des partisans du Brexit de se retirer des accords de libre circulation impose de fait la sortie du marché unique et l’établissement de contrôles entre le Royaume-Uni et l’Irlande. Cependant, le rétablissement de contrôles frontaliers, disparus avec la fin des Troubles (de la guerre civile entre 1968 et 1998), est inacceptable pour les représentants de la communauté nationaliste et catholique nord-irlandaise et par le gouvernement de la République d’Irlande.
Typologie très riche en Europe
La solution de maintenir l’Irlande du Nord dans l’union douanière européenne imposerait alors l’établissement d’une frontière (en plus de celle séparant l’Irlande de l’Irlande du Nord) entre la province et la Grande Bretagne, c’est-à-dire au sein même du Royaume-Uni. Cette possibilité est toutefois inenvisageable pour la communauté unioniste et protestante, et pour les principales figures du Brexit. Dans ce contexte, le gouvernement britannique et les négociateurs européens sont contraints d’inventer un nouveau concept de frontière, renforçant une typologie frontalière déjà très riche en Europe. Reste à savoir s’il est possible de trouver une porte de sortie.
Le gouvernement May et les négociateurs européens s’étaient mis d’accord sur la solution complexe du «backstop», filet de sécurité qui aurait pu se déployer, si justement il était impossible de déterminer un statut satisfaisant pour la frontière irlandaise permettant d’éviter l’établissement de contrôles, au bout d’une période de négociation supplémentaire de quelques mois.
Toutefois, cette potentialité ne satisfait pas les partisans du Brexit, dont Boris Johnson, car le backstop signifierait le maintien de l’Irlande du Nord dans un territoire douanier unique avec l’Union européenne, avec donc des contrôles douaniers au sein même du Royaume-Uni, et le maintien de liens contraignants avec l’UE, notamment en matière de normes.
Le gouvernement Johnson ne veut donc plus entendre parler de backstop, et entend trouver une autre solution pour cette frontière. Au cours du congrès du Parti conservateur, le Premier ministre a donc avancé une nouvelle idée, qu'il veut soumettre aux dirigeants européens comme base d'une nouvelle négociation. Il propose, de manière transitoire, le maintien de l'Irlande du Nord dans le marché commun et de former une union douanière avec le Royaume-Uni. La conséquence serait alors d'établir à la fois des contrôles entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord, mais aussi entre la province et la Grande-Bretagne, c'est-à-dire la création d'une double frontière. Cette proposition est très surprenante, puisqu'elle ne peut que mécontenter tous les camps, au sein du Royaume-Uni comme chez les partenaires européens, même si c'est peut-être l'objectif de Johnson.
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Certes, le Premier ministre promet des contrôles finalement très allégés car potentiellement virtuels. Il reprend là une rhétorique des partisans d'un Brexit dur, qui expliquent que les nouvelles technologies et la notion de «smart border» («frontière intelligente») pourraient éviter l'établissement de contrôles le long de la frontière. Si cette idée peut apparaître séduisante et si les nouvelles technologies se diffusent de plus en plus dans le domaine du contrôle frontalier, il n'existe pas d'exemple d'une telle frontière dans le monde - posant la question de la faisabilité et de son déploiement sur une période très courte - et jusque-là le recours aux innovations technologiques est plutôt lié à la volonté de renforcer le contrôle aux frontières, notamment le long des murs frontaliers ou autour de l'espace Schengen, et non à les alléger.
Réseaux économiques et humains
Dans cette logique, une dimension essentielle de la frontière est oubliée. En effet, une frontière ne se caractérise pas uniquement par l’existence ou non de contrôles le long d’une ligne physique plus ou moins visible, même si c’est une représentation incontournable dans l’imaginaire irlandais marqué par des décennies de guerre civile et de militarisation de l’espace. L’enjeu de la frontière réside aussi dans les relations sociales et économiques qui se constituent - ou non - de chaque côté de la ligne. L’estompage de la frontière irlandaise est à ce titre un élément efficace du processus de paix. Il a permis l’établissement de réseaux transfrontaliers économiques et humains à plusieurs échelles. Le Brexit et la sortie du Royaume-Uni du marché commun ne peuvent que compliquer, voire entraver, ces relations économiques, entre des territoires répondant à des logiques commerciales et normatives différentes.
Compte tenu de la réalité géographique et du concept même de frontière, il semble impossible de trouver une solution consensuelle et acceptable par les différents acteurs impliqués (communautés nord-irlandaises ; partisans d’un Brexit dur, d’un Brexit souple, opposants au Brexit ; République d’Irlande et UE). Le Brexit ne peut qu’être douloureux pour une partie importante de la population britannique et irlandaise, et ne peut qu’entraîner des tensions géopolitiques, dans un contexte identitaire déjà explosif après de très longs mois d’atermoiement et de crises politiques de plus en plus conflictuelles.