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Libération
Portrait

Hongkong, arts partiaux

Même s’il adore cette ville, le cinéma hollywoodien ne donne souvent qu’une vision parcellaire de la cité chinoise insurgée.
(Photo Emile Luider. REA)
par Nashidil Rouiai, docteure en géographie post-doctorat à l’ESA Angers Photo Emilie Luider. REA
publié le 2 octobre 2019 à 20h01

A l’heure où Hongkong est le théâtre d’un mouvement démocratique historique, avec des affrontements entre manifestants et policiers de plus en plus violents (mardi, un militant a été grièvement blessé par les forces de l’ordre), décentrons notre regard. Braquons-le sur les blockbusters hollywoodiens et l’image qu’ils nous renvoient de ce territoire, loin des foules de manifestants qui, étrangement, n’y sont pas représentés. Pourquoi Hollywood ? Parce qu’en tant qu’industrie du cinéma dominant le marché international, le cinéma américain tend à imposer son imagerie et ses valeurs au reste du monde : il façonne et biaise la relation que nous, le public, entretenons avec des cultures et des territoires lointains.

Dans la majorité des fictions hollywoodiennes qui se déroulent à Hongkong, seule une infime partie de la ville est représentée : le centre des affaires (CBD) et donc les quartiers de Central et d'Admiralty sur Hongkong Island. The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008) est le premier film de la franchise Batman où l'homme chauve-souris quitte momentanément Gotham City, et c'est à Hongkong qu'il débarque. Ce Hongkong est spatialement restreint : le seul quartier filmé est celui de Central, représenté majoritairement de nuit, éclairé par les lumières artificielles de la ville. Cette surreprésentation de ce quartier prend deux formes principales : une plongée dans les buildings à partir du sommet des plus hauts immeubles qui se trouvent en plein cœur de Central, façon Transformers : l'âge de l'extinction (Michael Bay, 2014), ou bien une vue d'ensemble, la caméra fixant la skyline, le paysage urbain, depuis l'autre rive (Kowloon et Avenue of Stars) comme dans Fast and Furious 6 (Justin Lin, 2013). Dès lors on assiste à la mise en œuvre cinématographique de ce que le géographe Bernard Debarbieux nomme une «synecdoque territorialisante» : mobiliser une image partielle de la ville comme si elle en représentait le tout. Pour Hollywood, la cité se réduit à son riche quartier d'affaires, à son cœur politique et économique.

Afin de combler le manque de diversité de ces espaces, certains réalisateurs ont pris l’habitude d’ajouter quelques images clichées du Hongkong populaire et d’une sinité fantasmée. Le dépaysement des protagonistes occidentaux n’intervient que dans des scènes très ponctuelles se déroulant dans des quartiers spécifiques (Tsim Sha Tsui, Mong Kok), qui deviennent des marges de la ville où la sinité est mise en avant et caricaturée. Dans ces cas, il ne s’agit pas de présenter le territoire hongkongais pour lui-même, mais de montrer ce qui diffère du modèle occidental.

Dans cette «culture asiatique», propice aux quiproquos culturels, la ville devient un vaste terrain de jeu idéal pour la percée comique. Il suffit d'un building en construction, dont les échafaudages sont en bambous pour déclencher une scène d'action burlesque, comme c'est le cas dans Johnny English le retour (Oliver Parker, 2011). Dans Pacific Rim (Guillermo del Toro, 2013), une herboristerie suspecte - dont  le patron ressemble plus à un tenancier d'une fumerie d'opium shanghaïenne du XIXe siècle qu'à un commerçant hongkongais d'aujourd'hui - devient le lieu d'une incompréhension sur les intentions du client supposé en recherche d'un remède contre la dysfonction érectile. L'espace hongkongais local s'insère dans un réseau global où la diversité et l'altérité ne sont conçues que comme des exotismes prétextes aux situations cocasses.

Le reste du temps, les représentations hollywoodiennes de la métropole se fixent sur des lieux génériques : centre financier, hôtels de luxe, nœuds routiers, intérieur des gratte-ciel, moyens de transport, etc. La multiplication des scènes intégrant des moyens de transport nous éclaire sur la nature du territoire mis en scène : dans les blockbusters hollywoodiens, Hongkong est systématiquement pensé et montré comme un passage, qui estompe la notion de frontière et atténue la différence entre l'ici et l'ailleurs. Dans un monde où les réseaux sont essentiels, on y applique avant tout des codes et des lieux communs. Dès lors le rôle de Hongkong est de faire le lien avec les lieux qui l'entourent, proches puisque connectés. On y vient en quelques secondes grâce à une ellipse narrative plus ou moins abrupte - comme dans Lara Croft Tomb Raider : le berceau de la vie ou Transformers : l'âge de l'extinction - pour en repartir au bout d'une ou de quelques scènes d'action : dans The Dark Knight, Hongkong est calée entre deux moments à Gotham City.

Hollywood tendrait ainsi à véhiculer une image acceptable de cet ailleurs devenu proche et accessible. Mais de quel «ailleurs» précisément ? Dans les fictions hollywoodiennes, le territoire hongkongais est systématiquement rattaché à la Chine, que ce soit dans le discours des protagonistes ou à travers une précision textuelle portée à l’écran. Alors que la métropole est souvent l’unique «ville chinoise» mise en scène, elle devient à son tour une synecdoque de la Chine, incarnant le pays tout entier. Les enjeux et les distinctions politiques sont alors totalement passés sous silence pour faire de la métropole le symbole d’une Chine ouverte et active.

1997 Rétrocession de Hongkong à la Chine.
2008 The Dark Knight (Christopher Nolan)
2014 «Révolution des parapluies».
2015 Ten Years (Jevons Au, Zune Kwok, Ka-Leung Ng et al.).
Eté 2019 Début des manifestations.