Le 4 × 4 de l’armée débarque en trombe sur le parking du Mizao, un hôtel en désuétude qui fut jadis le repaire des élites de passage à Maroua, la capitale de la région camerounaise de l’Extrême-Nord. Avant que l’aube pointe, le chef d’escorte - un adjudant du Bataillon d’intervention rapide (BIR), le corps d’élite de l’armée camerounaise - distribue les rations aux passagers qui s’entassent dans le véhicule : un pain de mie, deux boîtes de sardines et une portion de fromage fondu. De quoi tenir les douze heures de route nécessaires pour parcourir les 184 kilomètres qui remontent jusqu’à Kousséri, la ville jumelle de la capitale tchadienne, N’Djamena.
Le BIR est fier de présenter aux journalistes sa dernière œuvre : la rénovation de deux écoles à Fotokol, petit village coincé à la frontière nigériane, dans une zone longtemps gangrenée par le terrorisme. Venus du Nigeria voisin, les adeptes de Boko Haram, la secte fondamentaliste apparue en 2009, n'ont pas tardé à franchir la frontière et y ont multiplié les razzias punitives à partir de 2014. Mais désormais, après cinq années de combats, les positions de Boko Haram sont affaiblies. Alors que dans l'ouest du Cameroun un conflit fratricide avec les séparatistes anglophones monopolise son énergie, l'armée espère pacifier le Nord et regagner les cœurs. C'est du moins ce qu'elle tente de montrer en embarquant des journalistes visiter cette zone longtemps interdite, surtout aux Occidentaux. Dans ces régions isolées, la couleur de la peau ne passe toujours pas inaperçue. «Dès qu'un Blanc sera repéré dans notre voiture, Boko Haram va chercher une occasion pour s'en emparer. Pour eux, c'est une prise de guerre inestimable», prévient le chef d'escorte à la sortie de la ville. Sous un soleil accablant, deux camions où s'agglutinent les soldats en armes viennent entourer le convoi. A peine entamé, le trajet jusqu'à Kousséri se révèle un calvaire. La route, cible stratégique des terroristes, est à la limite du praticable en cette saison humide. Les trous béants qui la parcourent sans discontinuer obligent à un slalom perpétuel, secouent le véhicule et l'empêchent d'avancer à plus de 50 km/h.
«Avant l'apparition de Boko Haram, les marchandises arrivaient à Banki, au Nigeria, puis traversaient la frontière et remontaient jusqu'à Kousséri en camion pour approvisionner le Tchad, le Soudan et la Centrafrique», se rappelle Aminou Alioum, un journaliste camerounais qui couvre la région depuis vingt-cinq ans. «Cette route rapportait 7 milliards de francs CFA de douane par jour [environ 10 millions d'euros, ndlr]. Mais les terroristes ont réussi à la rendre trop dangereuse pour qu'on puisse y commercer», regrette-t-il.
Encore aujourd'hui, rares sont les camions à s'y aventurer. Les plus téméraires stationnent des heures à mi-chemin près de Zigague en attendant que l'armée camerounaise les accompagne jusqu'à la frontière à un rythme de sénateur. En dépit des pertes fréquentes de cargaison et des attaques sporadiques subies en chemin, le trafic reprend malgré tout sous haute surveillance. «Il y a encore quelques années, Boko Haram serait venu à l'affrontement avec nous. Mais ils sont maintenant trop faibles pour risquer un combat frontal. Ses combattants se limitent à quelques raids depuis le Nigeria pour voler du bétail et s'en prendre aux troupes isolées», assure le chauffeur.
Les autorités camerounaises sont réticentes à divulguer des estimations précises. Mais au Nigeria, on estime que le nombre de victimes pour toute la région serait passé de plus de 5 000 morts en 2015 à moins de 1 000 par an ces trois dernières années. La route épouse la frontière avec ce pays, le plus peuplé d’Afrique. On aperçoit au loin les bourgades abandonnées aux mains de cette secte qui a prêté allégeance à Daech en 2015.
«Double peur»
Pour pallier l’incapacité de son allié à sécuriser les limites de son territoire, le Cameroun a bâti une tranchée de plus de 100 km qui ralentit tant bien que mal le rythme des assauts. Mais toute la journée, les stigmates des attentats et le souvenir des attaques ponctuent l’avancée. Ici, à Waza, les vestiges de maisons incendiées en 2014. Là, à Doublé, deux gendarmes tués par balles il y a deux ans. Plus loin, l’endroit précis où ont été enlevés les Moulin-Fournier, une famille d’expatriés français capturée par Boko Haram au Cameroun pendant deux mois, en 2013.
Bien qu'encore clairsemés, certains villages reprennent timidement vie aux carrefours, où s'activent les vendeurs ambulants. «Il y a quelques années, ces villages s'étaient vidés. Les gens commencent à revenir mais beaucoup ne veulent plus vivre dans l'Extrême-Nord et ont refait leur vie ailleurs», raconte un soldat. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il reste 260 000 déplacés internes dans la région ; 110 000 sont revenus.
Maroua n'a d'ailleurs plus l'allure d'une ville en guerre. Plutôt celle d'une commune banale et monotone du Sahel, où les chèvres et les bœufs disputent la chaussée aux véhicules et où les commerces crachent une musique indiscernable depuis leurs enceintes saturées. Pourtant, à l'approche du centre-ville, certaines traces du chaos perdurent. Les ruines du CGD trônent au centre du marché : cette galerie marchande, balayée par un attentat-suicide en 2015, n'a jamais été reconstruite. Elle vient rappeler l'asphyxie économique et la fragile sérénité retrouvée de la ville. «L'activité a repris mais je suis loin de gagner autant qu'avant Boko Haram», se désole Zenaba, qui vend des plantains sur le marché. «Tant qu'ils continueront les enlèvements et les vols de bétail, les militaires resteront autour du marché. Et tant qu'ils seront là, les gens continueront d'avoir peur», explique un autre jeune boutiquier. C'est le dilemme des habitants depuis le début de la crise. Les forces armées déployées dans la région ont multiplié les exactions et les exécutions sommaires, instaurant «une double peur», explique une jeune employée d'une ONG camerounaise : «Peur des terroristes bien sûr, mais crainte aussi des soldats qui profitaient de la situation pour violer celles qui ne respectaient pas le couvre-feu ou dévaliser les commerçants.»
«Besoin d’espoir»
Sur le chemin de Kousséri, la tension monte d'un cran à chaque arrêt pour se ravitailler en eau et en bières fraîches. A peine descendu du véhicule, fusent les «Nassara !» («Blanc» en fulfulde, le dialecte local parlé des trois côtés de la frontière). L'ambiance est bon enfant mais derrière les apparences, la réalité est plus tendue. «Boko Haram a des informateurs dans tous les villages. Pour un billet ou quelque chose à manger, les gens donnent nos positions», peste un militaire en achetant de la viande braisée.
Entre la population et les forces armées, la défiance est mutuelle et permanente. Comment renouer le lien brisé par les bavures quand sous la tenue de chaque jeune fille - Boko Haram en a fait si souvent des kamikazes - peut se cacher la bombe qui décimera le régiment ? Et comment réparer les exactions commises quand les victimes ne savent pas différencier les simples soldats des membres du BIR ou de la force interarmées qui autorise les troupes voisines à franchir la frontière ?
«C'est vrai que la stratégie du tout-militaire fut une erreur», concède le colonel Albert Bias, commandant du BIR dans la région de l'Extrême-Nord. «Les forces n'étaient pas préparées à l'arrivée de Boko Haram. Elles ne maîtrisaient pas l'environnement et les codes culturels du Sahel. Mais le gouvernement implique désormais les chefs traditionnels et la population à travers les comités de vigilance», plaide, une fois arrivé à Kousséri, cet homme en poste dans la région depuis dix ans.
«Les jeunes ont besoin d'espoir et de perspectives pour ne plus être tentés de rejoindre l'autre camp», poursuit le colonel. La raréfaction des combats a permis à l'état-major de mobiliser ses troupes pour des actions humanitaires. Le BIR a même relancé le goudronnage des routes abandonnées par les entreprises chinoises il y a quatre ans, après l'enlèvement et le meurtre de leurs employés.
Après six heures d'un périple à travers champs rythmé par le bal régulier des sans-grade envoyés désembourber les véhicules coincés, un parterre de femmes de tout âge accueille les troupes enfin arrivées à Fotokol dans un concert de youyous. Les membres du comité de vigilance local, qui quadrillent la cour armés de fusils vétustes et d'arcs artisanaux, font office d'épouvantails pour les éventuels trouble-fête. Les futurs élèves de l'école rénovée entonnent en chœur l'hymne camerounais, rangés comme une légion à la merci du soleil. «Regarde les filles là-bas. Au moins six doivent appartenir à Boko Haram !» parie un soldat, plus amusé qu'inquiet. L'inauguration en présence des notables locaux est expédiée en moins d'une heure. Remise des clés et interviews prémâchées pour la CRTV, chaîne de télévision publique, sont effectuées au pas de course.
Grand raout
Vite, reprendre la route avant le crépuscule, même si les freins et les phares du véhicule ont rendu l’âme.
De retour à Maroua, la Sahel Business Week bat son plein. Les intervenants de ce grand raout qui réunit élites économiques et investisseurs venus de tout le pays ânonnent tous la même rengaine : «L'Extrême-Nord est redevenu une terre d'opportunités !»
Le concert de clôture, pour lequel ont fait le déplacement Ben Decca, légende vivante du makossa, et Salatiel, le prodige devenu une machine à tubes au Cameroun, se déroule en présence d'un imposant dispositif policier. Rares sont ceux à oser danser. Le public, assis en silence sur des sièges en plastique, observe avec réserve l'agitation sur la scène, où aucun chanteur ne prend le micro sans un mot sur la guerre et l'importance du vivre ensemble. «Tous les gens ici ont connu la terreur, ils mettront du temps avant de l'oublier, assure un fan inconditionnel de Salatiel. Ça va prendre du temps, mais ça va revenir.»