Depuis le 1er octobre, un mouvement de contestation populaire inédit, lancé sur les réseaux sociaux, secoue Bagdad et le sud de l'Irak. Malgré une violente répression qui a déjà fait plus de 40 morts et des centaines de blessés, malgré de nouveaux tirs à balles réelles à Bagdad vendredi matin, les manifestants continuent à dénoncer la corruption et l'absence de perspectives dans le pays. La politologue Myriam Benraad, chercheuse associée à l'Institut de recherches et d'études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) et auteur de l'Irak, par-delà toutes les guerres : idées reçues sur un Etat en transition (Ed. le Cavalier bleu), explique à Libération les raisons de cette colère portée par la jeunesse.
Quelles sont les causes immédiates de ces manifestations ?
Elles sont multiples. Le limogeage du chef des unités antiterroristes, le général Abdel Wahab al-Saadi, très apprécié des Irakiens sunnites comme chiites grâce à son rôle dans la reprise de Mossoul et dans la lutte contre l'Etat islamique (EI), a été très mal vécu dans tout le pays. Cela a été pris comme une provocation de la part des élites politiques qui ont très peu de crédit. Au-delà de cet événement symbolique, le bilan du nouveau gouvernement [en place depuis octobre 2018, ndlr] est jusqu'ici désastreux. Aucune amélioration n'est palpable, les promesses de campagnes n'ont pas avancé, on assiste même plutôt à une dégradation de l'état du pays. Par ailleurs, on sort tout juste de l'été, qui a été très chaud. Les conditions de vie difficiles sous des températures élevées coïncident souvent en Irak avec les explosions de colère d'une population qui ne s'en sort plus. C'était déjà le cas en juillet 2018.
Et plus structurellement ?
Ces manifestations, sporadiques ces dernières années, naissent de problèmes qui ont plus de quinze ans. L'absence de services de base, d'accès à l'eau, à l'électricité, la détérioration des infrastructures… L'absence d'un Etat providence est durement ressentie, alors que l'Irak, avec ses revenus pétroliers, aurait les moyens d'en être un. Et vu les niveaux de dévastation, la population ne peut pas s'en sortir seule. Le facteur générationnel est également important. Cette contestation contre les élites est un mouvement de jeunes qui n'ont connu que ce délabrement et la guerre, qui sont très durement frappés par le chômage (24% chez les moins de 25 ans) et qui dénoncent la corruption et le confessionnalisme. Leurs manifestations sont autant d'appels à une vie digne.
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La répression des manifestations est particulièrement forte, avec un bilan qui s’élève à plus de 40 morts…
La réaction du pouvoir est violente mais elle n'a rien de nouveau. Depuis 2011, l'année du retrait américain, où on a assisté à un durcissement du pouvoir sous l'ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, la répression policière et militaire des manifestations est continue. Cela montre bien que le système est aux abois. Il est tellement dans l'incapacité de répondre aux demandes de la population que sa seule issue est de recourir à la répression violente.
Peut-on voir dans ce soulèvement une réplique des printemps arabes, qui ont retrouvé cette année un second souffle en Algérie et au Soudan ?
On retrouve les mêmes motifs, l'appel à une vie digne, même si la configuration n'est pas identique. L'aspiration au bien-être ne disparaît pas, il n'y a donc aucune raison pour que la colère n'explose pas régulièrement en Irak. La question aujourd'hui, c'est jusqu'où ça ira. Les manifestants peuvent-ils acculer le gouvernement et le pousser vers un changement de système qui n'a pas eu lieu depuis 2003 ? C'est difficile à dire, mais je pense que l'on est face à un système qui est en train de rendre l'âme et qui n'est plus tenable.
Ali Sistani, la plus haute autorité chiite d’Irak, a appuyé ce matin les demandes des manifestants. Cela peut-il obliger le pouvoir à réagir ?
Le grand ayatollah Sistani est une figure très respectée, dans la communauté chiite comme sunnite ou kurde, bien qu'il soit vieillissant. Sa position vis-à-vis des contestations n'est pas nouvelle. Il a toujours pris le parti du peuple, toujours dénoncé la corruption des élites. Mais Sistani réclame depuis 2003 un système politique transparent, sans que les choses n'évoluent en ce sens.
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Comment expliquer que les manifestations aient lieu essentiellement à Bagdad et dans le sud chiite du pays ?
Les provinces du sud sont à vif parce qu'elles éprouvent un sentiment de trahison vis-à-vis des élites chiites, qui ont accédé au pouvoir en 2003 mais qui ne servent finalement que leurs intérêts. Cela a réalimenté un nationalisme irakien, qui serait supérieur aux divisions confessionnelles, et un fort rejet des influences étrangères, qu'elles soient iraniennes ou américaines. Le limogeage du général al-Saadi, une figure du sud chiite, a également joué un rôle. Les régions sunnites de l'est et du nord sont plus calmes pour l'instant parce que leur population est épuisée. Elles sortent tout juste d'une guerre intense contre l'EI. Les gens y survivent comme ils peuvent, ils n'ont plus le même capital de militantisme qu'avant l'arrivée des islamistes et de la guerre.