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Libération
Reportage

Législatives en Tunisie : «Donne-moi une bonne raison d’aller voter»

Entre les deux tours d'une présidentielle aux allures de «big bang» politique, sept millions de Tunisiens sont appelés dimanche à élire leurs députés. Dans la région de Béja, l'atmosphère oscille entre rejet et désespoir.
Des soutiens au candidat à la présidentielle tunisienne Nabil Karaoui à l'annonce des résultats du premier tour de l'élection, à Tunis, le 15 septembre. (Photo Muhammad Hamed. Reuters)
publié le 5 octobre 2019 à 9h14

Bien calé à l'ombre, contre le mur de la maison de sa tante, Marouane est tranquille. Il attend sa cousine pour l'emmener faire des courses. Autant dire que les questions d'un étranger l'importunent autant que l'effet Larsen émis par le haut-parleur perché en haut du minaret de briques encore inachevé. A-t-il voté au premier tour de la présidentielle du 15 septembre ? Se déplacera-t-il pour le scrutin législatif de ce dimanche et pour le second tour de la présidentielle, le 13 octobre ? «Rien à foutre. Donne-moi une bonne raison d'aller voter.»

La révolution ? L’adolescent connaît : 17 décembre 2010, immolation de Mohamed Bouazizi ; 14 janvier 2011, fuite de Ben Ali ; 2014, nouvelle constitution. Il récite les dates comme il répéterait la biographie du saint Sidi Khlaf, dont le mausolée, à quelques pas de là, a donné son nom à ce quartier populaire construit en haut d’une colline qui surplombe Béja, à 115 km à l’ouest de Tunis. Pour lui, le printemps arabe est de l’histoire ancienne – il n’avait que 11 ans à son déclenchement – qui ne peut en rien l’aider à avoir un bon travail et un bon salaire. Alors voter, à quoi bon.

Crise de civisme

Ce sentiment d’inutilité est largement partagé parmi les quelque 209 890 inscrits du gouvernorat (strate administrative déconcentrée) de Béja. Au soir du 15 septembre, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) annonçait un famélique 22,82% de participation au premier tour de l’élection présidentielle. Un score spectaculairement redressé à 37,5% – même si cela reste très loin de la moyenne nationale déjà faible de 49% – dans les jours suivants.

Retard de dépouillements et remontée tardive des chiffres au siège sont invoqués pour expliquer cette différence. «On a vu des jeunes arriver en nombre dans les bureaux de vote lors de la dernière heure. C'était impressionnant. Il y a eu une consigne, c'est obligé», raconte Hamadi Gharbi, membre de l'antenne locale de la Ligue des droits de l'homme. A qui a profité cette soudaine crise de civisme ? Sûrement à Nabil Karoui et Kaïs Saïed, les deux postulants arrivés en tête à Béja et au niveau national. Ce sont eux qui ont attiré les jeunes durant cette campagne qui a laminé les représentants des partis traditionnels.

Nabil Karoui (30,99% des voix à Béja, 15,58% au niveau national), 56 ans, a joué de son charisme, de la puissance de feu de sa chaîne de télévision Nessma TV, la plus regardée du pays, et de son œuvre caritative, Khalil Tounes, très présente dans les zones délaissées par l’Etat comme Béja et ses alentours. Atout supplémentaire, son incarcération pour fraude fiscale le 23 août, à quelques jours du lancement de la campagne électorale, a renforcé son image de candidat antisystème malgré son surnom de «Berlusconi tunisien» par ses détracteurs.

Kaïs Saïed (17,23% des voix à Béja, 18,40% dans le pays) est son exact opposé : professeur de droit austère, sans parti politique, ni média pour le soutenir. C'est son honnêteté sans faille qui a rendu le sexagénaire populaire, depuis les militants de la gauche anarchisante jusqu'aux religieux les plus conservateurs. Abstention record et prime au «dégagisme» : les électeurs de Béja ont voté comme leurs concitoyens, en plus radical. Ici, les deux qualifiés pour le second tour ont obtenu près de la moitié des bulletins, contre 34% sur l'ensemble du territoire. Touchés par un chômage de 20,3% dans la région centre-ouest – cinq points au-dessus de la moyenne nationale – les Béjaouas ont voulu faire table rase du passé.

Espérer un miracle

Les couleurs des sièges du salon de thé Papito dans le centre-ville sont aussi acidulées que les pensées des clients sont ternes. Sans travail depuis cinq ans malgré un diplôme en logistique, Akram Kouki, 31 ans, a voté Kaïs Saïed au premier tour, sans trop savoir pourquoi : «J'aime bien sa droiture. Mais son entourage m'effraie car il est flou et les noms qui circulent sont des islamistes ou des militants d'extrême gauche. Je ne voterai pas pour lui au second tour. Peut-être que je ne voterai pas du tout. Ce qui est sûr, c'est que dimanche, pour les législatives, je reste au café : les députés n'ont jamais rien fait pour Béja.»

Ses échecs professionnels lui servent de justification. Le bac en poche, il frappe à la porte de la SNCFT (la compagnie ferroviaire nationale), «on me dit que je suis sous-qualifié». Ses études supérieures achevées, il retente sa chance, «on me dit que je suis surqualifié». Akram Kouki envisage alors de monter sa propre affaire : «Le gouvernement propose des aides pour financer le projet à 70%. Les autres 30%, je les trouve où ?» S'installer à Tunis, où les opportunités sont plus nombreuses, «c'est seulement si tu as un piston», rétorque-t-il. Ne reste qu'à espérer un miracle.

C'est sur cette ambiance dépressive que Nabil Karoui, aka «l'abbé Pierre tunisien» pour ses partisans, a construit son succès. Régulièrement frappée d'inondations ou de sécheresse du fait de sa localisation entre zones montagneuses et vallées fluviales, la région est souvent «visitée» par les membres de Khalil Tounes qui, sous l'œil complaisant des caméras de Nessma TV, fournissent meubles, nourriture ou médicaments aux plus démunis. «Nabil Karoui, c'est l'Etat pour ces gens dans le besoin. C'est pour cela qu'il fait ses plus gros scores à Béja et dans la région centre-ouest», explique Olfa Moelhi, qui s'occupe de l'association Main de la miséricorde et de la convivialité.

Le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes (Cœur de la Tunisie), créé il y a quelques semaines à peine pour porter la candidature de son champion et faire élire des députés, a approché des acteurs de la vie associative locale pour qu’ils intègrent sa liste de candidats pour les législatives. Ce n’est pas le cas d’Olfa Moelhi dont l’association accomplit le même travail mais avec beaucoup moins de moyens. Cela n’empêche pas Neila de couvrir sa bienfaitrice de baisers et d’étreintes à chacune de ses visites. Avec son mari et ses trois enfants, la petite femme énergique vit dans une misérable bâtisse de deux pièces, amas de briques fendues et de tôle ondulée en guise de toit, construite illégalement dans une cuvette inondable, à l’extrême nord de la ville. En comparaison, ses poules qui s’abritent sous une vieille remorque de camion bénéficient d’un meilleur logement.

Seuls signes de «richesse», un réfrigérateur et une télévision fournis par Olfa Moelhi, qui a également distribué des fournitures scolaires pour les deux derniers enfants. Le mari et le fils aîné travaillent à l'occasion, espérant l'implantation d'une usine. «Les partis politiques viennent nous voir durant les élections. Mais Olfa, c'est la seule qui revient et qui se préoccupe vraiment de nous», tient à préciser Neila. Non sans espièglerie, la mère de famille de 46 ans explique comment durant l'Aïd el-Kébir (mi-août), des partisans du parti musulman conservateur, Ennahdha, sont venus distribuer 200 dinars (64 euros) et de la viande de mouton en lui recommandant de voter Kaïs Saïed à la présidentielle.

Techniques archaïques des partis

«Ennahdha avait son candidat, Abdelfattah Mourou [qui a terminé 3e au premier tour avec 12,88% des voix, ndlr], mais les dirigeants ne voulaient pas gagner cette élection, préférant se concentrer sur les législatives. Et comme Béja n'est, de toute façon, pas un fief de Ennahdha, je ne suis pas étonné de cette demande», analyse Hamadi Gharbi, le militant de la Ligue des droits de l'homme. Neila a-t-elle suivi la consigne ? Elle confirme mollement en s'empressant de préciser qu'elle adore regarder Nessma TV qui diffuse des séries turques populaires et met en scène Nabil Karoui bravant régulièrement le vent et la pluie dans l'émission consacrée à Khalil Tounes. Le doute est permis.

Sous un eucalyptus, à 10 km à l'ouest de Béja, dans le hameau de Madja, Ibrahim, Rafik et Abdoumaljid se moquent plus ouvertement des techniques archaïques des partis. «Tu ne les vois jamais dans les zones rurales comme ici. Mais, le jour du vote, il y a des voitures qui passent trois, quatre fois pour t'emmener avec le chauffeur qui t'explique comment et pour qui voter», décrivent-ils en chœur, sourires aux lèvres. Si le trio de quinquagénaires apprécie autant de se reposer à l'ombre que le jeune Marouane, ils ont l'esprit plus civique. Ils considèrent le vote comme un devoir, un acte patriotique. Alors ils embarquent dans les voitures avec les membres de la famille en âge de voter, «ça t'économise 12 dinars [3,8 euros] aller-retour, ce n'est pas rien», calcule Ibrahim qui travaille comme ouvrier agricole à 200-300 dinars [64-96 euros] mensuels sur le champ de colza avoisinant.

Tenancier de la seule épicerie du coin, Abdoulmajid en profite pour mettre sur le tapis la principale difficulté des habitants qu'aucun élu – président, députés ou conseillers municipaux – n'a su résoudre : l'absence d'eau courante. «On doit faire trois kilomètres pour aller chercher l'eau. Si on avait l'eau courante, on ne serait pas absent quand ils passent en voiture. Et puis, peut-être même qu'on voterait pour eux.»