Menu
Libération
COMMANDER IN CHIEF

Ignorant, capricieux et irréfléchi : Trump vu par ses généraux

En pleine controverse sur le lâchage des Kurdes par Donald Trump au nord de la Syrie, le magazine «The Atlantic» publie un récit inquiétant sur la perception du président par certains haut gradés du Pentagone.
Réunion entre le président Donald Trump et les commandants d'unités combattantes, lundi à la Maison Blanche. (BRENDAN SMIALOWSKI/Photo Brendan Smialowski. AFP)
publié le 9 octobre 2019 à 16h48

The Atlantic pouvait difficilement imaginer meilleur timing. Au lendemain de l'annonce de Donald Trump du retrait américain du nord de la Syrie, qui ouvre la voie à une opération de l'armée turque contre les Kurdes, le magazine basé à Washington a publié sur son site un long récit de Mark Bowden, journaliste et écrivain spécialiste des dossiers militaires. Dans son enquête, qui figurera dans le numéro de novembre sous le titre «General Chaos», Bowden donne la parole à des haut gradés américains et à des employés civils (actuels ou passés) du Pentagone. Avec un objectif : «Comprendre à quoi ressemble le fait de servir Trump.»

Pas entièrement surprenant pour quiconque s'intéresse de près ou de loin à la présidence Trump, chaotique par nature, le regard des hauts responsables militaires n'en reste pas moins glaçant. Y compris pour l'auteur, connu notamment pour son best-seller la Chute du faucon noir (1999) sur le fiasco américain en Somalie, adapté au cinéma par Ridley Scott. «En vingt ans passés à écrire sur les questions militaires, je n'ai jamais entendu des officiers haut placés exprimer une telle inquiétude à propos d'un président», écrit-il.

Parmi ces officiers, l’auteur dit s’être entretenu avec quatre très haut gradés ayant occupé, jusqu’à récemment, des postes de général ou lieutenant-général – les deux échelons les plus élevés de la hiérarchie militaire aux Etats-Unis. Tous sauf un ont directement travaillé avec Trump et tous, à l’exception du général Joseph Votel, patron du commandement central (CentCom) et donc des forces américaines au Moyen-Orient jusqu’à sa retraite fin mars, s’expriment sous couvert d’anonymat.

Cinq constats sur Trump

«Les généraux avec qui j'ai parlé n'étaient pas d'accord sur tout mais ils partageaient les cinq constats suivants sur le leadership militaire de Trump», précise d'entrée Bowden. Qui détaille ensuite, une à une, ces cinq caractéristiques d'un président «à la fois ignorant et capricieux» face auquel, écrit-il, «l'armée a du mal à s'adapter».

Le premier aspect – «Il déteste l'expertise» – est l'un des principaux traits de caractère de l'ancien magnat de l'immobilier. «Trump a peu d'intérêt pour les détails des politiques. Il se fait son avis et ceux qui sont en désaccord avec lui – même ceux qui ont manifestement plus de connaissance et d'expérience – sont stupides, lents ou fous», résume l'auteur. Le retrait total de l'armée américaine de Syrie, annoncé fin 2018, est un exemple flagrant d'un président agissant en solo. «Nos garçons, nos jeunes femmes, nos hommes, ils rentrent tous, et ils rentrent maintenant», assène Trump sur Twitter le 19 décembre. Au même moment, sur le terrain, les forces américaines mènent la bataille finale contre le groupe Etat islamique. Le général Votel, qui commande l'ensemble des troupes dans la région, n'a pas été consulté. Il prendra la décision «extrêmement rare», deux mois plus tard, de contredire publiquement le président dans une interview à CNN, soulignant que l'EI n'est pas encore vaincu et que l'heure n'est pas au retrait.

L’imprévisibilité comme vertu

Un article du New York Times, également publié lundi après la nouvelle annonce de retrait américain par Trump, rejoint d'ailleurs celui de The Atlantic. Il raconte comment, depuis fin 2018, le Pentagone a sciemment «minimisé» la présence militaire américaine en Syrie auprès de la Maison Blanche, dans l'espoir que Trump ne revienne pas à la charge sur le dossier. Dans une démocratie américaine fondée sur un contrôle civil de la puissance militaire, l'aveu est hallucinant.

Mises bout à bout, les trois caractéristiques suivantes qui, selon Bowden, font consensus chez les généraux, dressent le portrait d'un président bien trop sûr de lui et de son jugement («Il ne fait confiance qu'à ses propres instincts»), qui érige l'imprévisibilité en vertu suprême («Il résiste à toute stratégie cohérente») et le conflit en moteur («Il est automatiquement dans la contradiction»).

Le cinquième et dernier aspect relevé par l'auteur porte sur la vision «simpliste et obsolète» que Trump aurait de l'armée et des soldats : des guerriers «extrêmement forts», contraints parfois d'accomplir d'infâmes missions. Et qui doivent être protégés, même s'ils sont «accusés de crimes de guerres», écrit Bowden, qui rappelle que Trump a gracié plusieurs soldats américains reconnus coupables de crimes, notamment en Irak.

«Encore cinq ans»

Face à ce portrait accablant de Donald Trump, ses partisans disposent de solides arguments pour prendre sa défense. Il a été élu, comme lui le rappelle si souvent, sur la promesse de désengager les Etats-Unis du Moyen-Orient. Son annonce de dimanche soir de retrait de Syrie, quoique dramatique pour les Kurdes, n’est donc pas incohérente. Quant à son bilan de «commandant en chef» de la plus puissante armée mondiale, il est très loin d’être aussi catastrophique que celui de George W. Bush, initiateur des guerres en Irak et en Afghanistan, voire de Barack Obama, dont l’intervention en Libye aux côtés de l’Otan a fortement déstabilisé la région.

Le constat n'en reste pas moins préoccupant : ignorant, allergique aux conseils, à la connaissance et à la réflexion, le locataire de la Maison Blanche pourrait «facilement déclencher un énorme incendie», résume Mark Bowden. En cas de crise sécuritaire brutale, nécessitant de réagir vite, «il risque de tirer à l'aveugle», s'inquiète un général. Avec une marge de manœuvre limitée, comme sur le retrait de Syrie, les hauts responsables militaires s'attachent, selon l'auteur, à «protéger le pays d'une tragédie». Mais jusqu'à quand est-ce tenable ? «Le plus difficile, conclut un général, c'est qu'il pourrait être président pendant encore cinq ans.»