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Libé des historiens

Syrie : trahison sans fin

Dominique Kalifa lors du comité de rédaction du Libé des Historiens, le mercredi 9 octobre 2019 à Libération. (Cyril ZANNETTACCI/Photo Cyril Zannettacci. Vu pourLibération)
par Dominique Kalifa, Gérard Noiriel et Ilsen About
publié le 9 octobre 2019 à 21h01

L’impression d’un énième abandon, d’une trahison qui ne semble plus finir, au profit des intérêts dominants, économiques et géopolitiques. Malgré des décennies de résistances et la construction autonome d’une culture politique originale, les Kurdes subissent depuis toujours, avec une violence inédite, une répression féroce. Le début mercredi de l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie laisse malheureusement craindre une nouvelle fois le pire. Les gages donnés à la Turquie d’aujourd’hui pour régler la crise des réfugiés, pacifier les frontières et contribuer à la restauration d’un Etat syrien provoquent à nouveau une menace directe. Cette nouvelle crise souligne l’impuissance des pays européens. Les silences de l’Europe et de la France interrogent ce que l’on croyait acquis : l’idéal du printemps des peuples et des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les critères historiques de constitution des Etats-nations sont-ils tombés en désuétude ?

L’histoire des nations est surtout l’histoire des vaincus, selon Ernest Gellner (1) : ces milliers de peuples qui auraient pu accéder au rang de nation à part entière mais qui n’y sont jamais parvenus. Les Kurdes en fournissent la démonstration exemplaire. Il faut sans cesse rappeler que le Traité de Sèvres de 1920, paraphé par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, promettait la création d’un Etat kurde indépendant sur les débris de l’Empire ottoman. Des troupes kurdes contribuèrent activement à l’insurrection dite arabe et à la victoire des Alliés et cette bataille un peu oubliée s’acheva par une trahison historique. Au traité de Lausanne, en 1923, les mandats britannique et français réalisent le partage du Moyen-Orient et oublient leurs promesses, une arme de guerre bien connue. Les Kurdes repassent alors sous une multiple domination étrangère (2). Plus récemment, durant les guerres d’Irak, les Kurdes ont permis la victoire contre Saddam Hussein mais n’ont bénéficié en retour que d’une amorce de reconnaissance permettant la création d’une province autonome.

Qu’a-t-il manqué à cette nation en devenir pour faire reconnaître ses droits à la souveraineté ? Les hypothèses sont nombreuses : l’insuffisance des représentants diplomatiques, la méconnaissance de son histoire de la part des Occidentaux, sa localisation dans une zone tiraillée par de multiples intérêts. Mais si l’on se souvient de l’enthousiasme qui accompagna l’éclosion des Etats-nations dans l’ex-Yougoslavie, il est difficile de ne pas constater l’existence de deux poids et deux mesures.

(1) Ernest Gellner, Nations et nationalisme. Traduit par Bénédicte Pineau. Payot, 1989.

(2) Robert Gerwarth, les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917-1923. Traduit par Aurélien Blanchard. Seuil, 2017.