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Libération
Récit

Débat présidentiel en Tunisie : le final sans surprise d’une saga électorale haletante

Les Tunisiens choisissent dimanche leur président, point d'orgue d'un marathon électoral de trois semaines. Qui du juriste intègre aux alliés sulfureux ou du publicitaire aux affaires douteuses sera élu ? Aucun ne s’est démarqué lors du débat de vendredi.
Kais Saied (à g.) et Nabil Karoui, lors du débat télévisé qui les a opposés, vendredi 11 octobre. (FETHI BELAID/Photo Fethi Belaid. AFP)
publié le 12 octobre 2019 à 9h26

Le dernier épisode de la saison électorale tunisienne n’aura pas été le meilleur. Bien qu’historique, le premier - et unique - débat d’avant second tour de la présidentielle entre Kaïs Saïed et Nabil Karoui, vendredi, ne devrait bouleverser la donne. La faute à un format qui a laissé peu de place à la confrontation directe pendant deux heures. Les prétendants ont essentiellement alterné les monologues de deux à trois minutes sur les thèmes imposés (sécurité, diplomatie, économie,...).

Les téléspectateurs ont pu rester sur leur faim pour ce dernier acte – toute campagne est interdite samedi - d'une saga à multiples rebondissements entamée avec la mort soudaine du président de la République, Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet ; l'emprisonnement puis la libération après 47 jours de Nabil Karoui ; le «dégagisme» asséné à la classe politique lors du premier tour de la présidentielle le 25 septembre et la victoire haut-la-main de l'abstention lors du scrutin législatif de dimanche dernier. Le tout agrémenté du décès en exil de l'ancien autocrate Ben Ali.

Au salon de thé La Marine, en centre-ville de Tunisie, certains clients suivent, sans grand enthousiasme, le débat. «Ils parlent sans s'écouter. On n'apprend rien. Nabil Karoui montre qu'il ne connaît rien mais qu'il sait parler. Kaïs Saïed, on dirait qu'il s'adresse à des juristes, il oublie de parler aux gens», déplore Nesrine Daly, responsable d'un centre culturel, qui est partie, avec ses amies, après un peu plus d'une heure, et qui votera Saïed. Les indécis n'ont pas eu l'air plus convaincus. Assises en terrasse, deux amies tournent le dos à la télévision : «Ça ne nous intéresse pas. Nous n'irons peut-être pas voter de toute façon», se défendent-elles.

Sur la forme, le favori des sondages, Kaïs Saïed, comme depuis le début de la campagne, a joué au professeur de droit à l’arabe soutenu - quoique mâtiné de dialecte - et à la posture raide, seules ses mains s’animant de temps à autre. Il est toutefois apparu moins guindé que lors du débat d’avant le premier tour, quand sa prestation lui avait valu le surnom de «Robocop» pour son ton saccadé et mécanique. Sorti de prison depuis 48 heures à peine, Nabil Karoui a, lui, déroulé sa partition de self-made-man proche du peuple, mais en moins volubile et offensif qu’attendu.

Deux moments forts

Sur le fond, rien de nouveau non plus. Le constitutionnaliste de 61 ans a réexpliqué son projet de décentralisation radicale, dans lequel les députés seraient choisis par des assemblées locales, et de mandats révocables pour les élus. Il a également longuement insisté sur l'importance de développer l'éducation des jeunes. En face, le magnat des médias cofondateur de la première chaîne de télévision (Nessma TV) et d'une importante agence de communication (Karoui&Karoui) a promis un plan contre la pauvreté – le chômage atteint 15,3 % - d'où «vient l'extrémisme». Il a notamment mis l'accent sur l'économie numérique avec la création d'un ambassadeur auprès des Gafa chargé d'attirer ces géants de l'Internet en Tunisie.

Deux moments forts ont quand même fait lever le nez des clients vers l’écran plat. Dans une salle acquise à Kaïs Saïed, les rires ont retenti quand Nabil Karoui a dû décrire son programme de lutte contre la corruption. Car c’est pour blanchiment d’argent et fraude fiscale qu’il a été incarcéré le 23 août. Il est soupçonné d’avoir caché au fisc tunisien les bénéfices de ses entreprises via des sociétés-écrans basées notamment au Luxembourg. Si la Cour de cassation a annulé sa détention préventive mercredi soir, les charges courent toujours et, en cas de défaite dimanche, il pourrait d'ailleurs repasser par la case prison.

«Franchement, c'est notre Berlusconi. Quand il parle anti-corruption, personne ne peut le croire, même ses partisans», se marre Seifeddine, salarié chez un sous-traitant de l'aéronautique. Ce débat donne l'occasion aux pro-Saïed d'énumérer les «casseroles» de Nabil Karoui. Dont la propagande outrancière de Nessma TV pour «vendre» Karoui et son œuvre caritative, Khalil Tounes. Cette dernière, créée en 2016 en hommage à son fils décédé dans un accident de la route, l'a rendu très populaire auprès des familles pauvres des régions délaissées. La Haica (l'équivalent du CSA) a condamné la chaîne à des amendes pour publicités politiques et demande régulièrement l'arrêt de son signal.

Il y a aussi l'implication, selon Wikileaks, de sa femme, Salwa Smaoui, dirigeante de Microsoft Tunisie, dans l'obtention par Ben Ali d'un système de surveillance qui aurait servi à traquer les opposants politiques sur le web. Ou encore, la récente découverte d'un contrat de lobbying aux Etats-Unis pour un million de dollars en faveur de Nabil Karoui avec une société de conseil dirigée par Ari Ben-Menashe, un Israélien installé au Canada, et dont les activités troubles s'étendent du Zimbabwe de Mugabe au Soudan de l'après Omar el-Béchir. «Karoui dit qu'il ne le connaissait pas, qu'il ne savait pas qu'il était Israélien. Pour quelqu'un qui parle tout le temps de nouvelles technologies, il aurait pu regarder sur son smartphone et vérifier son identité», tacle Tlili Fawzia, une étudiante dans le paramédical.

Malaise sur Israël

L'autre scène a aussi eu pour thème Israël, mais elle a jeté un froid dans la salle. Interrogé sur la «normalisation avec Israël» (expression consacrée dans les pays arabes pour évoquer les relations avec l'État juif), la réponse de Kaïs Saïed n'a pas fait rire : «C'est un terme [normalisation] erroné, il s'agit de haute-trahison. Nous sommes en état de guerre contre une entité colonisatrice. Celui qui traite avec une entité colonisatrice est un traître.» Ces propos très tranchés ont mis mal à l'aise ses partisans. Ils font écho au principal grief porté contre Kaïs Saïed : son positionnement flou avec la mouvance islamiste.

Plus que le soutien apporté par le parti Ennahdha (musulman conservateur, issu de l'islamisme politique) devenu un parti de gouvernement avec une présence quasi ininterrompue dans l'exécutif depuis 2011, c'est celui de la coalition Karama, de tendance islamo-révolutionnaire, qui dérange. Karama est, depuis les législatives de dimanche, la troisième force du pays avec 21 députés derrière Ennahdha (52) et le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes (38). Son dirigeant, Seifeddine Makhlouf, est surnommé «l'avocat des terroristes» pour sa propension à se retrouver du côté de la défense à chaque procès de jihadistes présumés.

Ces liaisons dangereuses gênent les jeunes haut diplômés, qui ont voté majoritairement pour Saïed. Interrogé par les journalistes sur ces appuis encombrants, Kaïs Saïed a répliqué : «On m'accuse tantôt d'être un salafiste, tantôt un gauchiste [l'un de ses conseillers, Ridha Mekki alias Ridha Lenine, est issu de la gauche marxiste panarabe, ndlr]. Ce qui compte, c'est la volonté du peuple. Ce sont les jeunes qui sont derrière moi.»

La mise au point n’a cependant pas levé toutes les craintes chez les consommateurs les plus sceptiques du salon de thé. Elu, Kais Saied devra forcément composer avec les 21 députés de Karama dans la nouvelle assemblée morcelée s’il veut faire voter sa révolution institutionnelle, qui nécessite une majorité des deux tiers. Refusant le système représentatif, Kaïs Saïed n’avait pas constitué de parti pour les législatives.

En cas d’échec, que fera-t-il : démissionner ? Dissoudre le parlement au bout de quatre mois comme la constitution l’y autorise ? Un flou dont s’est saisi Nabil Karoui, à quelques minutes de la fin du débat, pour fustiger la feuille de route «Walt Disney» - comprendre fantaisiste - de son adversaire. Trop tard pour faire mouche parmi les clients de La Marine : à ce moment-là, il ne restait plus que Tlili, un de ses amis et une serveuse décidée à ne pas aller voter.