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Libération
Interview

Maroc : «Le régime essaie de rétablir la peur par la répression, mais un mur s’est effondré»

Spécialiste des mouvements politiques et sociaux au Maroc, la chercheuse Mounia Bennani-Chraïbi revient sur l’évolution ces dernières années de la société, que la monarchie ne parvient pas à endiguer.
publié le 14 octobre 2019 à 20h41

Professeure à l’Institut d’études politiques de l’université de Lausanne, en Suisse, Mounia Bennani-Chraïbi ausculte depuis trois décennies les mouvements politiques et sociaux au Maroc. Elle estime que face aux nouvelles formes de mobilisation

,

la monarchie n’est plus capable de gérer les phénomènes de contestation

«par la clientélisation ou la cooptation comme auparavant».

La perception du Maroc en France est souvent brouillée. L’image du royaume oscille entre le conservatisme et une modernité à petits pas…

Cette dualité puise sa genèse dans le protectorat. Le maréchal Lyautey [premier résident général de la France au Maroc de 1912 à 1925, ndlr] a largement contribué à l'invention de l'«exception marocaine», avec l'Algérie pour contre-exemple. Il a tenté de transformer la monarchie en relique intemporelle, de codifier l'«islam marocain», de préserver les élites traditionnelles et même de les stabiliser. Ces conceptions ont fini par produire des effets de réalité. C'est le cas de l'opposition entre le «Maroc utile» et le «Maroc inutile». Dès l'indépendance, la monarchie n'a pas manqué de se réapproprier ces catégories, et de cultiver le mythe d'un pays «entre tradition et modernité». Pourtant, la société n'a cessé de connaître des transformations accélérées.

Ce décalage crée-t-il des tensions sur les questions sociétales ?

Depuis la fin des années 90, l'intégration d'une partie des islamistes dans le jeu politique s'est accompagnée d'une politisation exacerbée des questions relatives à la femme, au religieux et à la moralité. Le point culminant a été le débat sur la moudawana [le code du statut personnel] au début des années 2000. Le roi, commandeur des croyants, s'est placé en arbitre. C'est le point de départ d'un féminisme d'Etat qui a puisé dans le registre religieux pour justifier les réformes mises en œuvre. Mais ce qui se joue aujourd'hui va au-delà des clivages qui travaillent la société. On observe désormais une judiciarisation, qu'alimente l'appareil répressif pour briser des acteurs politiques et des journalistes, notamment islamistes.

La condamnation de Hajar Raissouni a une nouvelle fois montré cette polarisation ?

Pour la première fois, une députée du Parti de la justice et du développement (islamiste) a déclaré : ayons le courage de ne plus faire de cette question [de l'avortement] un objet de conflit politique, on se fait tous avoir. Même le président du Mouvement de l'unicité et de la réforme [MUR, la matrice idéologique du PJD] a invité à une plus grande ouverture au sujet des libertés individuelles et dénoncé l'instrumentalisation de ces questions par le pouvoir. Aux yeux de certains opposants, cesser de conflictualiser le religieux et les mœurs permettrait de lancer les fondements d'une coalition contre l'autoritarisme.

Sur le plan politique, la parenthèse ouverte par le Mouvement du 20 février 2011 s’est-elle refermée ?

Avant 2011, tout était fait pour éviter que le PJD n'arrive en tête des élections. Dans le contexte des printemps arabes, c'est devenu possible. Le pouvoir marocain a fait une offre de réforme, dans l'espoir d'éviter une révolution. La nouvelle Constitution a nourri des espoirs, notamment au sein de la classe politique. Mais, à l'heure des contre-révolutions, le Palais a resserré la vis. Après la parenthèse Benkirane [Premier ministre de 2012 à 2016], les marges de manœuvre du chef de gouvernement n'ont cessé de se réduire. Alors même que les dernières contestations ont mis le roi à nu, le régime continue de proclamer «le roi est bon, la classe politique est mauvaise». Pourtant, ce discours ne marche plus. Paradoxalement, le Palais et ses élites s'acharnent à griller leur dernier fusible, à savoir le PJD.

La contestation pourrait-elle prendre des formes nouvelles ?

Le Maroc a connu une révolution mentale. Il y a trente ans, le fait même de prononcer le mot «politique» faisait peur. Les propos qui s’expriment aujourd’hui publiquement sur Facebook auraient été inimaginables au tournant des années 2000. Le régime essaye de rétablir cette peur par la répression, mais ce mur s’est effondré. Et si les marginalisés d’antan sortaient dans la rue sous l’impulsion d’acteurs politiques plus structurés, ceux d’aujourd’hui sont capables de s’organiser de manière autonome et dans la durée. C’était très visible lors de la révolte du Rif (2016-2018) et des mouvements sociaux qui se sont produits à Jerada (2018) et ailleurs. L’an dernier, le mouvement de boycott généralisé contre la vie chère a pris de court les décideurs et les acteurs politiques. Or les tensions qui s’expriment ne peuvent pas être indéfiniment gérées par les stratégies habituelles : renouveler les clientèles, coopter une nouvelle strate d’anciens opposants, proposer une réforme constitutionnelle… Apparemment, le Palais privilégie d’autres stratégies : s’appuyer plus que jamais sur les technocrates, payer au prix fort des cabinets de conseil internationaux pour produire des politiques de développement et de création d’emplois, investir encore et encore dans l’appareil répressif… Mais jusqu’à quand cela peut-il tenir ? De plus en plus de Marocains se posent la question alors même que l’espérance renaît chez leurs voisins.