A la terrasse de La Renaissance, un café art déco dans le centre de Rabat, des jeunes gens bavardent autour d’un café ou d’un thé à la menthe. Sur les étroits balcons surplombant la verdoyante avenue Mohammed-V, quelques couples se tiennent par la main discrètement. Grand brun de 31 ans, Nao - c’est son pseudonyme d’activiste - arrive d’un pas pressé, impeccable dans son jean. Coprésident de l’Ilga-Afrique (l’Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes), il coordonne parallèlement des projets LGBT pour la Coalition marocaine queer. Dans un pays encore empreint de conservatisme, les homosexuels, mais aussi les mères célibataires, les couples non mariés, les médecins qui pratiquent des avortements et les femmes qui se font avorter s’arrangent, comme ils peuvent, pour contourner les interdits. Et sont, de fait, des «hors-la-loi».
Nao est issu d'«une famille ordinaire, où le père est religieux "à la marocaine", avec des rapports extraconjugaux et une consommation d'alcool régulière, et une mère pratiquante». Il ne croit pas au coming out : «Etant LGBT dans le contexte marocain où nous n'avons aucune visibilité, je ne me vois pas dire : "Papa, maman, je suis gay." Pour moi, c'est une approche très occidentale.» Pour faire des rencontres, Nao utilise des applications qu'il préfère ne pas nommer, de peur d'éveiller la curiosité de la police. Il retrouve ses partenaires dans les cafés ou à leur domicile. D'ailleurs, observe-t-il amusé, vis-à-vis du voisinage et des gardiens d'immeuble, deux personnes du même sexe vues ensembles sont moins suspectes qu'un homme et une femme.
Nao, à Rabat.
Photo Louis Witter. Le Pictorium
«Il n'y a pas une vie LGBT+ typique au Maroc : ça dépend des villes, des quartiers, des catégories socioprofessionnelles», explique-t-il. Dans le cadre de son activité militante, Nao admet qu'il y a une marge de liberté, qu'il tente de repousser parfois, mais avec beaucoup de prudence, encore traumatisé par ce qui est arrivé à Lahcen et Mohsine, qui se seraient embrassés en public, en 2015. Poursuivis pour «outrage public à la pudeur» et «acte contre nature avec un individu du même sexe», les deux hommes ont écopé de prison ferme, et les domiciles de leur famille ont été caillassés par des voisins.
Tous concentrés à Rabat, Casablanca et Marrakech, les groupes LGBT+, sortes d'associations informelles, comptent chacun une petite dizaine de membres. Nao réclame bien sûr l'abolition de l'article 489 du code pénal, «qui institue un climat oppressif et LGBTophobe», et la protection contre toutes sortes de violence fondées sur le genre et la sexualité. Le militant ne supporte plus le discours dominant selon lequel la société marocaine ne serait «pas encore prête». «Prête pour quoi ? On n'a pas à être prêt pour pouvoir jouir de droits humains ! Pas besoin de référendum pour ça.»
Laissant pour la première fois transparaître de l'émotion, le jeune trentenaire explique comment il a été conduit au refoulement de son identité sexuelle au point où, adolescent, il s'était mis à écouter en boucle des émissions wahhabites et multiplier les veillées religieuses à la mosquée dans l'espoir de «guérir». «J'étais à deux doigts d'aller en Arabie Saoudite pour avouer mon homosexualité, me faire exécuter afin d'aller au paradis», insiste-t-il. C'est en lisant le poète arabe du VIIIe siècle Aboû Nouwâs, un homosexuel notoire, qu'il a commencé à se réconcilier avec lui-même.
Compte-il rester au Maroc ? Nao fait mine de s'étouffer : «Ça m'arrive d'avoir des idées suicidaires, mais pas jusque-là ! Mon pays ne m'aime pas à travers ses lois or un amour unilatéral ne dure jamais. Je fais ma part avant de partir.» Selon lui, l'homophobie généralisée s'explique par le manque de connaissances sur les libertés individuelles et l'absence d'éducation sexuelle à l'école, qui ne dispense que des cours de reproduction.
«Ma mère a compris sans le dire»
A quelques encablures de là, Rabah, 34 ans, arabophone qui jongle avec des expressions en anglais, claque la bise au gérant d'un restaurant qui baigne dans une lumière rouge tamisée par la fumée de cigarettes, et commande dans la foulée une pinte de bière. Rabah, la seule qui accepte de se faire photographier à visage découvert (portrait que Libération a choisi de ne pas publier pour des raisons de sécurité) combine son travail d'informaticienne avec ses actions militantes dans des organisations LGBT+. Elle annonce d'emblée la couleur : «Je ne réalise pas vraiment le danger.»
Dans la capitale, Rabah s'assume comme bisexuelle.
Photo Louis Witter. Le Pictorium
La brune aux yeux de biche et aux longs cheveux bouclés a grandi à Laâyoune, dans le Sahara-Occidental, avant d’emménager, à l’âge de 16 ans, dans une bourgade à la sortie de Casablanca. Ses parents étaient des leaders d’une organisation islamiste très influente dans les décennies 80-90. Comme pour Nao, sa liberté d’esprit est en fait le fruit d’un immense travail. Plusieurs années se sont écoulées entre ses premiers penchants sexuels éprouvés à 12 ans, son premier rapport avec un homme à 24 ans, pendant ses études de littérature anglaise à l’université, et la verbalisation de sa bisexualité à 28 ans.
A propos de l'incarcération de Hajar Raissouni, Rabah est «persuadée qu'il s'agit d'une affaire politique qui dit quand même beaucoup de choses de l'utilisation des lois par l'Etat marocain pour faire tomber ceux qui le dérangent». Elle-même a eu recours à l'avortement clandestin en s'introduisant des comprimés dans le vagin qui ont déclenché une hémorragie. «Ma mère a compris sans le dire», confie-t-elle, une fêlure dans la voix. Les yeux fixes et la cigarette vacillante, elle raconte la crise cardiaque de son père quand il a su qu'elle avait retiré son hijab à 23 ans. Puis sa vie de SDF pendant les trois mois qui ont suivi, entre les cours à l'université et les assemblées du Mouvement du 20 février, une contestation née en 2011 dans la foulée des printemps arabes. Une chose est sûre, jamais elle n'avouera à son père la vérité sur sa sexualité : «Je ne vais pas l'envoyer dans la tombe.»
«Fais gaffe aux voisins»
Au Maroc, où les relations sexuelles hors mariage sont interdites et passibles de prison en vertu de l’article 490 du code pénal, alors que l’âge du mariage recule de plus en plus, certains couples décident malgré tout de vivre sous le même toit, souvent à l’insu de leur famille.
C'est dans un immeuble vétuste d'un quartier résidentiel de Rabat que les trentenaires plutôt aisés Rania et Mouad (1) ont emménagé il y a un an et demi. Trouver un appartement dans leur situation a été un «vrai défi», note Mouad, étudiant en sciences humaines. Rania, employée dans une ONG, a d'abord dû convaincre ses parents de la laisser louer un appartement seule (le bail est à son nom). «C'est assez exceptionnel au Maroc qu'une fille, quel que soit son âge, habite seule alors que ses parents sont dans la même ville.» Elle ne les reçoit jamais et eux ne demandent jamais à venir lui rendre visite, si bien que Rania les soupçonne de «faire l'autruche». En tant qu'homme, Mouad n'a pas les mêmes soucis mais il préserve aussi le secret. Le couple a mis du temps à trouver un immeuble «où le concierge n'est pas intrusif, les gens ne se mêlent pas de vos affaires», d'autant que les propriétaires refusent très souvent de louer à de jeunes célibataires. Mouad, décontracté, relativise : «Il suffit de ne pas faire trop de bruit, d'éviter trop de passage et de coopter le gardien de temps en temps.» Rania ajoute : «Une semaine après l'emménagement, le concierge m'a quand même balancé : "Fais gaffe au voisin, les murs sont fins."»
Voyager ensemble est encore une autre affaire car les hôtels réclament obligatoirement l’acte de mariage des occupants d’une chambre. En servant l’apéritif dans leur salon chaleureux aménagé sur une terrasse avec une vue imprenable sur les paraboles de télévision, Mouad s’anime quand il égrène les bons plans qu’ils se passent entre amis. Partir en groupe en prétendant qu’hommes et femmes font chambre à part, avant d’échanger discrètement ; réserver deux chambres ou louer des Airbnb à des propriétaires qui ferment les yeux ; opter pour des maisons d’hôtes tenues par des étrangers dans des coins reculés… Autant de combines qui permettent de s’aimer à l’abri des regards. Et des inspections policières.
«Tout le monde apprend à vivre avec des lois, des interdits qu'on ne comprend même pas. Atteinte à la pudeur, aux valeurs, ça veut dire quoi ?» questionne Mouad. Mais les libertés individuelles, ce n'est pas ce qui préoccupe le plus Rania. Elle se sent surtout en insécurité et craint que son mode de vie puisse être utilisé contre elle ou sa famille. «L'affaire Raissouni a confirmé mes peurs. Je me rends compte qu'il faut que je me calme au niveau politique pour continuer à gratter ces marges de liberté, lance-t-elle avec un sourire crispé, en jetant un œil complice à son compagnon. On a un couperet au-dessus de nos têtes. L'Etat peut tout savoir sur toi très vite et a tout l'arsenal pour punir. Les militants prennent pour des choses que les autorités laissent passer en général : consommation de drogue, fraude fiscale… Jamais pour des raisons politiques.» Elle ajoute à voix basse : «En étant en situation d'illégalité, je mets mes parents en danger parce qu'ils ont des profils publics.»
Depuis quelques semaines, le couple réfléchit à quitter le pays. Pour Rania, cette décision est un aveu d'échec : «Je suis rentrée au Maroc après plusieurs années d'études en France pour me prouver que j'en étais capable. Je le suis toujours, mais je n'en ai plus envie. Le Maroc a l'air stable pour l'instant, je ne lui donne pas dix ou quinze ans avant que ça pète. Il y a une grande frustration et aucune politique publique capable d'y répondre.»
«Ce sera le curetage ou le suicide»
Saada, une femme élégante de 70 ans qui en paraît 10 de moins, raconte, à l'abri de sa belle villa du quartier chic de Souissi, son passé de gynécologue obstétricienne. Pendant vingt ans, elle a pratiqué des avortements illégaux dans les secteurs privé et public. Elle baisse les stores pour éviter la lumière aveuglante mais, surtout, les regards inquisiteurs des voisins. Parmi ses patientes, elle comptait des juges, des femmes de ministres… «Ça se faisait à gogo», jusqu'à ce que l'Association marocaine de lutte contre l'avortement clandestin de Chafik Chraïbi, un professeur de gynécologie obstétrique, qu'elle soutient par ailleurs, demande la légalisation de l'IVG en 2008. «Aujourd'hui, il paraît qu'il n'y a plus de médecins qui pratiquent l'IVG, s'inquiète la retraitée. Les femmes qui ont les moyens d'aller à Paris pour un simple brushing n'auront aucune difficulté à se faire avorter à l'étranger. Le problème se pose pour une femme de ménage comme la mienne», regrette la médecin en faisant allusion à la dame qui sert le thé. Saada redoute la propagation des méthodes dangereuses qui consistent à ingurgiter des substances mortelles, insérer des tiges de céleri et de persil dans le vagin ou encore des comprimés qui provoquent ulcères et hémorragies…
Saada, gynécologue, à Rabat.
Photo Louis Witter. Le Pictorium
Dans l'affaire Hajar Raissouni, c'est la situation du médecin (condamné à deux ans de prison alors que lui comme sa patiente affirment qu'il n'a fait que soigner une hémorragie) qui interpelle le plus Saada. «S'il n'avait pas agi, cela aurait été de la non-assistance à personne en danger, s'alarme-t-elle. Notre problème est que nous avons hérité de lois coloniales et nous disons que c'est l'islam.» L'ancienne gynécologue se définit comme une «hors-la-loi», pas seulement pour la pratique de l'avortement et le recours pour elle-même, avec l'aide d'une consœur, mais aussi parce qu'elle a vécu, à l'époque, avec un homme au vu et au su de tous avant de l'épouser. Situation qu'elle n'ose imaginer pour sa fille aujourd'hui.
A 200 km de Rabat, Driss, un médecin généraliste, exerce depuis plus de deux décennies dans une petite ville du Moyen Atlas. Il prend soin de fermer la fenêtre pour raconter pourquoi lui aussi a fait des curetages pendant près de dix ans. «J'ai vu des situations catastrophiques : des patientes au col noir, carbonisé, avec des risques de cancer accrus, des mères qui accompagnaient leur fille enceinte de 19, 20, 25 ans me suppliant de leur sauver la vie, paniquées à l'idée que ça s'ébruite dans le village et que les frères ou le père les jettent dehors ou même les tuent», raconte le médecin sexagénaire. Il se met à pratiquer ce geste illégal «pour rendre service», jusqu'à dix fois par mois, pour l'équivalent de 300 euros. «J'ai toujours eu peur et j'ai souvent pensé arrêter mais comment faire devant une jeune fille qui te dit que ce sera le curetage ou le suicide ?» Après plusieurs arrestations de collègues dans les environs, il y a quelques années, Driss s'est arrêté net et a détruit son matériel : «En fait, l'Etat te laisse faire parce que tu lui règles plein de problèmes avec ça. Le fléau des enfants abandonnés, par exemple. Mais au moindre souci, il t'embarque.»
Dans un parc, une bande de copains d'enfance, tous la vingtaine, discutent autour d'une moto tunée. Marouane, sourire serti d'un appareil dentaire bleu et cheveux en brosse, avoue que son ex-copine, enceinte, a dû garder un bébé dont il est le père faute d'avoir trouvé un médecin qui accepte de pratiquer un avortement. Mais il ne l'épousera pas à cause de sa réputation de «fille facile». Ce à quoi son amie Yasmine, infirmière, répond : «A sa place, je me suiciderais.»
(1) Les prénoms ont été changés.