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Inégalités : pour Zucman et Saez, le fisc c’est chic

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En 2018, les milliardaires américains ont payé moins d’impôts, par rapport à leurs revenus, que les 50 % les moins riches. Deux économistes français proposent, dans un livre paru mardi aux Etats-Unis, des mesures concrètes pour limiter l’injustice du système d’imposition.
publié le 15 octobre 2019 à 19h56

Ils se définissent comme des «détectives de la richesse». Inspirent le nouvel impôt sur la fortune défendu par Elizabeth Warren et Bernie Sanders, deux des principaux candidats aux primaires démocrates. Et ont publié mardi aux Etats-Unis The Triumph of Injustice («le triomphe de l'injustice»), déjà salué par la critique. Dans cet essai, Gabriel Zucman 32 ans, et Emmanuel Saez, 46 ans, deux économistes français qui ont fait leurs armes avec Thomas Piketty et travaillent à l'université de Berkeley en Californie, dressent un constat sans appel.

En 2018, pour la première fois en plus d’un siècle, les milliardaires américains ont payé moins d’impôts, par rapport à leurs revenus, que les 50% les moins riches. Le système d’imposition américain n’est plus du tout progressif, et favorise les ultrariches. Mieux, depuis les années 80, ceux-ci s’enrichissent année après année, favorisés par les détricotages successifs de la fiscalité. Alors qu’à l’opposé, les revenus des plus modestes ont stagné ou baissé durant la même période.

Solutions réalistes

Si le livre fait débat dans la précampagne présidentielle américaine, c'est que les auteurs proposent aussi des solutions réalistes et facilement applicables au sein du «capitalisme mondialisé» pour inverser cette tendance. C'est Elizabeth Warren, favorite avec Joe Biden des primaires, qui colle le plus à leurs mesures : la sénatrice du Massachusetts propose de taxer à 2% les patrimoines supérieurs à 50 millions de dollars (45 millions d'euros) et à 3% les milliardaires. De quoi toucher 70 000 foyers fiscaux et rapporter 2 600 milliards de dollars sur dix ans. Cet impôt, a expliqué Zucman au New York Times, «aurait un effet modeste mais positif sur la croissance», «rendrait les marchés plus compétitifs» et «encouragerait l'innovation». Tout en réduisant les inégalités.

Les auteurs ont commencé par compiler des masses de données fiscales et macroéconomiques de 1913 à nos jours. Ils se sont attachés à reconstituer l’imposition et les richesses par catégorie de population, en détaillant les données des plus riches (les 1%, les 0,1% et les 400 Américains les plus riches). Zucman a aussi travaillé sur les «Panamá Papers», étudiant les méthodes d’évasion fiscale. Signe de la solidité de leurs travaux sur les inégalités de patrimoine aux Etats-Unis : la réserve fédérale a mis à jour en 2017 ses données de référence à partir de leurs conclusions.

Pour les auteurs, deux facteurs sont principalement à l’origine des inégalités actuelles du système américain : le taux d’imposition sur le capital et le taux d’impôt sur les sociétés atteignent des records… à la baisse. Les auteurs décortiquent soigneusement le mécanisme qui a conduit à cette situation. L’imposition des plus riches a réellement marqué le pas au début des années 80, sur fond d’essor des idées libérales, les économistes en vue tels Friedman, Hayek ou Laffer réclamant toujours moins d’Etat et toujours moins d’impôts.

Dumping fiscal

Les dépenses publiques étant désormais considérées comme excessives, la fraude fiscale a cessé d’être qualifiée d’antipatriotique. Des cabinets d’optimisation ont fleuri, et le nombre d’avocats fiscalistes a explosé. Reagan a opté en 1986 pour une baisse d’imposition massive, notamment pour les plus riches. Depuis, les exécutifs successifs ont continué sur cette lancée, seuls Clinton et Obama ont osé faire monter légèrement le taux marginal d’imposition, mesure à chaque fois annulée par leur successeur. En ce qui concerne le taux de l’impôt sur les sociétés, c’est surtout la concurrence fiscale entre pays qui a justifié sa baisse par à-coups successifs. Depuis les années 90, un nombre croissant d’entreprises, à l’instar des Gafa, logent une grande partie de leurs bénéfices dans des filiales situées dans des paradis fiscaux. Une pratique invoquée par Trump pour justifier une baisse drastique - de 35% à 21% - du taux américain d’impôt sur les sociétés en 2017. Avec les mêmes arguments, Macron lui a emboîté le pas, en programmant une baisse de 33% à 25% à l’horizon 2022 de cette taxe. Zucman évalue le manque à gagner pour tous les pays de ces bénéfices logés dans les paradis fiscaux : en 2018, la France a perdu environ 12 milliards de dollars, partis principalement en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas.

Pour réduire les inégalités aux Etats-Unis, les auteurs proposent également d’augmenter à 70% le taux marginal d’imposition des plus riches (au-delà de 500 000 dollars de revenus par an).

Concernant l’impôt sur les sociétés, Zucman et Saez suggèrent d’instaurer un taux minimum de 25% devant être payé sur les bénéfices de toutes les entreprises américaines, y compris les filiales de multinationales. Si ces dernières transfèrent une partie de leurs bénéfices dans des pays pratiquant des taux inférieurs, l’Etat fédéral ponctionnera la différence. Pour éviter toute délocalisation, les entreprises non résidentes seront soumises aux mêmes contraintes, en fonction de leur chiffre d’affaires réalisé sur le sol américain. Selon les auteurs, cette mesure rendrait impossible toute tentative de dumping fiscal. Mieux, vu son rendement, les autres grands pays, dont la France, auront tout intérêt à la mettre en œuvre. Ils rappellent non sans malice que les gouvernements disposent d’ores et déjà de toutes les données nécessaires pour agir et réduire les inégalités.

Zucman et Saez ont résumé leurs suggestions de réformes fiscales sur le site taxjusticenow. L'internaute peut y simuler l'effet de l'une ou l'autre de leurs mesures sur les taux d'imposition des différentes catégories de population. On peut notamment y tester l'effet des mesures des principaux candidats à la primaire démocrate (Biden, Warren, Sanders). On constate sur le site que si les mesures fiscales proposées par les auteurs avaient été mises en place depuis les années 1980, le patrimoine de Jeff Bezos, l'homme le plus riche du monde, aurait été de «seulement» 90 milliards de dollars contre 160 milliards actuellement et celui de Bill Gates de 37 milliards de dollars au lieu de 97 milliards.