Rien ne s'est passé comme prévu après le référendum du 23 juin 2016 qui a vu la victoire du Brexit (par 51,9% contre 48,1%). Contre toute attente, les Européens sont demeurés farouchement unis face aux exigences britanniques, alors que le Royaume-Uni s'est enfoncé dans une crise politique de plus en plus profonde faute de savoir ce qu'il voulait vraiment. Car il y a de multiples façons de sortir de l'Union, toutes douloureuses. Il n'y a décidément que dans Astérix que des braillards dépenaillés et désorganisés parviennent à triompher des légions romaines parfaitement ordonnées et rompues au combat.
Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Ce que les meneurs de la campagne du Brexit envisageaient avant le référendum n'a donc pas fonctionné. Ils ont gagné le vote, ce qui n'était pas vraiment leur objectif. Même le plus eurosceptique de tous, Nigel Farage, a reconnu n'avoir pas envisagé que le Brexit l'emporterait. Les eurosceptiques espéraient un résultat serré, mais dans l'autre sens, ce qui leur aurait offert la possibilité d'exercer une forte pression sur le gouvernement vis-à-vis de l'Union européenne. Une fois le Brexit choisi par 17,4 millions d'électeurs (contre 16,1 millions), Theresa May s'est retrouvée désignée Première ministre par défaut, après le carapatage des leaders du Leave, à savoir Boris Johnson et Michael Gove. Elle a alors commis une première erreur en établissant des «lignes rouges» immédiates. Une réaction dictée en partie par les eurosceptiques de son parti qui assuraient que les négociations avec l'UE seraient faciles et rapides. En janvier 2017, May annonçait la sortie du Royaume-Uni du marché unique, de l'union douanière, de la Cour européenne de justice et la fin de la liberté de mouvement. «Pas d'accord serait mieux qu'un mauvais accord pour le Royaume-Uni», assenait-elle alors. En même temps, la Première ministre exprimait le désir de conserver un accès privilégié au marché unique, dont aucun autre pays tiers, y compris les plus proches comme la Norvège ou la Suisse, ne bénéficie. Par exemple, elle souhaitait le maintien de la participation du Royaume-Uni dans les agences bancaire, spatiale ou médicale européennes. Un désir perçu à Bruxelles comme incompatible avec les principes fondateurs de l'Union. Avec ses lignes rouges, Theresa May réduisait alors drastiquement la marge de manœuvre de son pays. Le 19 mars 2017, elle enclenchait l'article 50. Le compte à rebours de la sortie de l'UE était lancé. Et ce sans avoir eu la moindre discussion au sein de son gouvernement, de son parti, du Parlement ou même auprès d'organismes d'études ou de chercheurs.
Le Brexit était lancé sans que le Royaume-Uni sache vraiment quel type de Brexit il souhaitait et vers quel type de relation avec l’UE il voulait se diriger. Surtout, Theresa May ne savait pas quel type d’accord pourrait emporter l’adhésion du Parlement. Le coup de grâce est venu avec les élections anticipées de mai 2017. Auparavant, Theresa May disposait d’une majorité absolue à la Chambre des communes héritée de son prédécesseur, David Cameron. Mais elle souhaitait asseoir sa légitimité et augmenter sa majorité pour diluer les voix eurosceptiques de son parti. Sauf qu’elle a perdu sa majorité et a basculé. Elle est devenue l’otage des voix des dix députés du petit parti unioniste d’Irlande du Nord, le Democratic Unionist Party (DUP), en faveur du Brexit, alors que l’Irlande du Nord a voté pour rester dans l’UE à 55,8%. La perte de sa majorité a renforcé l’influence du European Research Group (ERG), la branche la plus eurosceptique du Parti conservateur. Le tiraillement entre les «remainers», les adeptes du plus soft des Brexit et les «brexiters» durs s’est encore renforcé. Ce sont ces derniers qui ont finalement pris la main, en écartant Theresa May au profit de Boris Johnson en juillet. L’absence de majorité au Parlement a aussi mis en lumière les divisions ou contradictions des autres partis. Si le Parti national écossais (SNP) et le Parti libéral-démocrate se sont toujours opposés au Brexit, le Labour, sous la direction de Jeremy Corbyn personnellement plutôt eurosceptique, a adopté une position ambiguë, entre un soutien à un Brexit doux (maintien dans le marché unique et l’union douanière), un refus du Brexit et un appel à un second référendum. Depuis trois ans et demi, l’Union européenne a parlé à trois Premiers ministres britanniques, trois ministres en charge du Brexit, trois ministres des Affaires étrangères et au moins trois négociateurs. Le Parlement n’a pas réussi à dégager une majorité pour aucune solution. Parfait reflet d’un pays qui reste finalement toujours aussi divisé qu’en juin 2016.
Qu’est-ce qui a marché ?
L’unité des Européens, d’habitude divisés sur à peu près tous les sujets possibles et imaginables, aura été la principale surprise du Brexit. Face à une menace existentielle, le risque que le départ d’un Etat-membre aboutisse à l’explosion de l’Union, les Vingt-Sept ont serré les rangs dès le référendum de juin 2016. Ils ont tenu leur formation, au grand désespoir du Royaume-Uni qui espérait bien jouer de leurs divisions. Dès le sommet de juin 2016, les Vingt-Sept ont fixé leurs propres lignes rouges : maintien de l’ouverture de la frontière entre les deux Irlande afin de respecter l’accord du Vendredi saint mettant fin à la guerre civile, règlement par Londres de l’ensemble de ses engagements financiers envers l’Union européenne, sauvegarde des droits des ressortissants européens vivant au Royaume-Uni, pas d’accès au marché intérieur sans réciprocité totale. Ils ont, au même moment, désigné une équipe de négociations dirigée par le Français Michel Barnier, réputé pour sa ténacité.
Pourtant, beaucoup d’observateurs, britanniques ou continentaux, ont alors estimé que jamais les Européens n’arriveraient à conserver un front uni. Le Brexit allait forcément donner des idées à d’autres pays travaillés par l’euroscepticisme, comme la Suède, la Pologne, la Hongrie ou la République tchèque. Surtout, les intérêts des Etats-membres étaient tellement divergents que ceux qui avaient le plus à perdre d’un Brexit (les Pays-Bas et l’Allemagne, pour des raisons économiques, les pays nordiques et d’Europe centrale, pour des raisons idéologiques, la Pologne pour préserver les droits du million de ses ressortissants présents au Royaume-Uni) se montreraient forcément plus conciliants. Bref, au pire l’Union allait rapidement se déliter, au mieux accepter ce que demandait Londres, c’est-à-dire un libre accès au marché intérieur des services et des marchandises, et ce sans aucune contrepartie.
Theresa May, alors Première ministre, et Boris Johnson, alors ministre des Affaires étrangères, ont donc entamé une tournée des capitales sûrs de leur fait. Ils ont dû rapidement déchanter. Non seulement aucun pays n’a même envisagé de suivre l’exemple britannique, mais les forces politiques eurosceptiques ou europhobes ont connu depuis cette date une série de déconvenues électorales qui les ont contraints à exclure toute sortie de l’Union européenne ou de l’euro, à l’image du Rassemblement national, du FPÖ autrichien, de la Ligue italienne ou de l’extrême droite suédoise. Et depuis le Brexit, l’attachement des citoyens européens à l’Union est à son plus haut historique, ceci expliquant cela. Manifestement, ils ont pris conscience de ce qui sépare les rodomontades europhobes de la réalité et surtout de l’incapacité des «Brexiters» à expliquer ce qui se passerait le jour d’après, ce qui les a vaccinés contre les tentations aventurières.
Cette unité obéit aussi à des considérations pragmatiques. Les pays d’Europe de l’Est sont farouchement attachés au budget communautaire qui leur verse chaque année environ 4% de leur PIB, ce qui leur permet de mener des politiques sociales qu’ils ne pourraient pas se payer autrement. Tout comme ils veulent conserver le marché intérieur et ses quatre libertés (libre mouvement des personnes, des capitaux, des marchandises et des services) qui est un facteur clé de leur développement économique. Des pays traditionnellement anglophiles comme l’Allemagne et les Pays-Bas ont refusé toute concession à Londres, par crainte que le Royaume-Uni en profite pour se lancer dans une concurrence déloyale en pratiquant dumping fiscal, social et normatif. Enfin, à l’heure de l’isolationnisme trumpien, de l’agressivité russe et des tentations impériales chinoises, chacun a conscience qu’il vaut mieux appartenir à la première puissance économique et commerciale - à défaut d’être militaire - de la planète que de jouer solo. C’est l’ensemble de ces facteurs qui explique l’unité de fer des pays européens à laquelle s’est heurtée Londres.