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Coulisses de Bruxelles

L’heure des comptes pour la Commission Juncker

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Le président de la Commission européenne a fait ses adieux ce mardi matin. En poste depuis 2014, il laisse derrière lui un mandat marqué par le raté du Brexit, un important plan d'investissement industriel et les LuxLeaks, qu'il rattrapera par d'importantes réformes contre l'évasion fiscale.
Lors de son discours d'adieu au Parlement européen, ce mardi, Jean-Claude Juncker est apparu «fatigué, vieilli, usé». (Vincent Kessler/Photo Vincent Kessler. Reuters)
par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles
publié le 22 octobre 2019 à 18h39

«Fatigué, vieilli, usé», tel est apparu Jean-Claude Juncker, ce mardi matin, pour son discours d'adieu au Parlement européen. Marchant péniblement, l'élocution lente, les gestes précautionneux, l'homme qui préside depuis le 1er novembre 2014 et pour quelques semaines encore la Commission européenne, celle «de la dernière chance» comme il le proclamait, affichait infiniment plus que ses 64 ans. Rien à voir avec le Jacques Chirac fringant de 2002 qui, à 69 ans, a démontré à son cadet de cinq ans, Lionel Jospin, qu'il avait eu tort de l'enterrer si vite en lui appliquant ces qualificatifs restés célèbres. Juncker, saisi à plusieurs reprises de sanglots, ce tueur politique ne s'étant jamais départi de son émotivité comme le montre sa propension à claquer la bise à tout le monde, a affirmé devant les eurodéputés qu'il laissait l'Europe dans un bien meilleur état qu'il ne l'avait trouvé. Ce qui reste à démontrer, surtout à l'heure du Brexit.

«Fatigué, vieilli, usé», l'ancien Premier ministre l'était déjà en 2013 lorsque les électeurs luxembourgeois (et surtout ses partenaires de coalition) l'ont éjecté d'un pouvoir qu'il détenait sans discontinuer depuis 1995 (ministre depuis 1989, Premier ministre depuis 1995). Fumeur et buveur invétéré, son corps donnait déjà des signes inquiétant d'usure : il ne faisait pas mystère à ses visiteurs et à ses proches qu'il n'avait strictement aucune envie de diriger l'exécutif européen, «un boulot épuisant réservé à plus jeune que moi». Et ce, en dépit de sa passion, dont personne ne peut douter, pour la construction communautaire. Il savait déjà à l'époque qu'il avait laissé passer sa chance en 2009 en refusant de pousser vers la sortie le médiocre José Manuel Durão Barroso, en quête d'un second mandat de Président. Mais il s'est laissé convaincre par l'Allemand Martin Selmayr, qui deviendra son chef de cabinet, de se lancer dans la course lors des élections européennes de juin 2014 : tête de liste des conservateurs du PPE, il est élu président de la Commission avec le soutien des socialistes et des libéraux.

Des «LuxLeaks» à la lutte contre l’évasion fiscale

Mais il est cueilli à froid par les LuxLeaks dès le lendemain de sa prise de fonction, le 1er novembre. Ce grand Européen est accusé d'avoir joué contre l'Europe en transformant son pays en paradis fiscal. Rien d'illégal cependant, l'UE n'ayant que peu de compétences en matière fiscale, mais quelle image ! Dans la foulée de ces révélations, il a eu à cœur de démontrer que l'ancien braconnier pouvait être un excellent garde-chasse : c'est sous son mandat que les progrès les plus importants en matière de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales ont été accomplis, à la fois en mettant définitivement fin au secret bancaire, mais aussi en utilisant les instruments de la politique de concurrence pour contraindre les Etats membres à cesser leur course au moins-disant fiscal. C'est sans doute l'un de ses principaux succès avec le «plan Juncker», qui a permis de mobiliser 500 milliards d'euros en faveur de l'investissement industriel, mais aussi avec son interprétation «créative» du Pacte de stabilité, qui a permis à la France de ne pas être sanctionnée, la révision de la directive sur le détachement des travailleurs, ou encore la Grèce, qui lui doit (avec la France) de ne pas avoir été éjectée de la zone euro par l'Allemagne.

Mais voilà : ces succès sectoriels ne marqueront pas son règne qui restera celui d’un évènement sans précédent, le Brexit, dont il n’a pourtant pas soufflé mot durant son discours. On peut le comprendre car Juncker a commis une erreur historique en ne s’engageant pas dans la campagne référendaire de juin 2016, ce qu’il regrette aujourd’hui. De fait, il n’avait strictement rien à perdre dans cette affaire qui mettait en jeu la pérennité du projet européen. Mais, prisonnier des réflexes précautionneux de ses services, il s’en est tenu à l’habituelle non-intervention quand la situation exigeait une mobilisation totale.

De même, la crise migratoire a montré que l’homme avait perdu sa vista. Pour soulager la pression migratoire qui pesait sur l’Allemagne en 2015, il a défendu une solution allemande comme le lui soufflait Martin Selmayr, une répartition obligatoire des demandeurs d’asile entre les Etats contre l’avis des pays d’Europe de l’Est qui refusaient d’accueillir le moindre musulman. Avec pour résultat un schisme sans précédent entre les deux parties de l’Europe.

Cette défense des intérêts allemands est d’ailleurs rapidement devenue la marque de son mandat : la Commission a ainsi enterré le Dieselgate, alors que cela relevait de sa compétence, et a même assoupli les normes de pollution automobile pour soulager la pression pesant sur l’industrie allemande. De même, il a cédé aux Américains, en juillet 2018, en acceptant de négocier, sous la menace de sanctions contre les automobiles teutonnes, un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Ou encore, il a refusé d’engager des poursuites contre la Hongrie pour violation des valeurs européennes, car Viktor Orbán est un allié clé d’Angela Merkel, une chance que n’a pas eu la Pologne qui, elle, a rapidement subi les foudres de la Commission. En réalité, le seul secteur du jeu où Juncker n’a pas défendu les intérêts allemands est celui qu’il maîtrisait parfaitement, sans avoir besoin d’aide : l’union économique et monétaire.

Faiblesse

Pour ne rien arranger, sa santé a continué à se dégrader. Toujours trop porté sur la bouteille, il souffre aussi de calculs rénaux (ablation de la vésicule biliaire en août dernier) et d'une méchante sciatique… Et dernièrement, les médecins lui ont découvert un anévrisme qui doit être opéré en novembre : en attendant, il a interdiction de prendre l'avion. Cette dégradation continuelle de son état explique en grande partie pourquoi il a de plus en plus délégué la gestion de la Commission, y compris son agenda politique, à son chef de cabinet, Martin Selmayr. Mais celui-ci lui a fait franchir la ligne rouge en le convaincant de le nommer illégalement secrétaire général de la Commission en février 2018, une affaire révélée par Libération. Au lieu de le lâcher immédiatement une fois la manœuvre devenue publique, il a mis sa démission dans la balance pour le sauver, alors que le Parlement et la médiatrice européenne condamnaient un «coup d'Etat». Il a alors ainsi reconnu que sans son âme damnée, il ne pourrait continuer à diriger la Commission, un aveu de faiblesse étonnant.

Bien que les eurodéputés aient demandé son départ à deux reprises, c'est finalement sa successeure désignée, Ursula von der Leyen, qui l'obtiendra, en juillet dernier, pressée, il est vrai, par les chefs d'Etat et de gouvernement qui voulaient se débarrasser d'un personnage de plus en plus encombrant. Commencée avec les LuxLeaks, marquée par le Brexit, la Commission Juncker se termine donc dans le népotisme. «J'ai le sentiment de m'être démené», a clamé Juncker devant le Parlement européen : «Si tout le monde faisait pareil, cela irait mieux.» On peut en douter ?