Il est 16 heures, mardi. La place des Martyrs, cœur de la contestation à Beyrouth, commence à se remplir. Narguilés à l'épaule, des adolescents déambulent au milieu des manifestants, espérant faire des affaires. Debout sur une voiture, un homme au masque d'Anonymous et une femme en habit de danse orientale se déhanchent sur des tubes arabes. Des slogans fusent de tous côtés. «Le peuple veut la chute du régime», «Révolution ! Révolution !» crachent des haut-parleurs. Tout à coup, les baffles diffusent le morceau de Fairouz, Li Beirut. Pris dans un élan de ferveur, chacun tend son téléphone, lampe de poche allumée vers le ciel.
A Beyrouth, lundi.
Photo Stéphane Lagoutte. Myop
Carnaval
Jeudi dernier, la rue avait laissé éclater sa rage après l'annonce par le gouvernement de l'instauration d'une taxe, aussitôt retirée, sur les appels WhatsApp. Le soir même, le pays entier manifestait. Panneaux publicitaires brisés, matériel public incendié, le centre-ville ressemblait plus à un champ de bataille qu'à une fête foraine. Mais l'envie d'en découdre avec les forces de l'ordre semble, au fur et à mesure que le nombre de participants grossit, s'être transformée en un carnaval cathartique. «Faire la fête, c'est notre manière de manifester de manière pacifique. On est libanais, on est habitués à garder le sourire, ce qui ne signifie pas que les problèmes ne sont plus là», lance Mireille, Ray-Ban sur le nez, un foulard aux couleurs du pays noué sur la tête. Depuis une semaine, «on assiste à un resserrement du lien social, cela permet aux gens d'échapper au quotidien noir», constate Karim El Mufti, politologue libanais. Les jeunes sont en première ligne. «Notre génération veut changer le Liban, martèle Maria, 20 ans. Je ne veux pas avoir à partir, j'adore mon pays et je veux être là pour lui.» Le peuple libanais semble n'avoir jamais été aussi uni. «On a jeté derrière nous les drapeaux partisans, il n'y en a plus qu'un seul, le drapeau libanais. Pour la première fois je me sens libre», jubile Wissam, 38 ans.
Le pays tourne au ralenti depuis une semaine. Ecoles, banques, certaines institutions ainsi que de nombreux commerces et centres commerciaux sont fermés depuis vendredi. Durant le week-end, les lieux de rendez-vous sont devenus les points de rassemblement des manifestations. A Tripoli, grande ville sunnite du nord du Liban, un DJ officie même quotidiennement dans les cortèges.
Conspuée, huée jour et nuit, la classe politique dans son ensemble est désavouée par les Libanais. La liste des doléances est longue. Les manifestants dénoncent la corruption, les bas salaires, les taxes trop élevées et la déliquescence des infrastructures. «Il n'y a pas d'eau, pas d'électricité, ils imposent des taxes, les gens n'ont plus de quoi manger, se lamente Ali, boulanger, venu avec sa femme et ses deux enfants en bas âge. Ils ont augmenté les prix de la farine, du gaz, tout est devenu plus cher.»
L'annonce lundi d'une batterie de réformes destinées à calmer les esprits par le Premier ministre, Saad Hariri, n'a pas entamé la détermination des manifestants. «On ne peut pas leur faire confiance, ça fait trente ans qu'ils mentent et nous font des promesses, mais rien ne change, la situation a même empiré», argue Hischam, 35 ans.
Pour la première fois, les régions chiites dominées par l’ancienne milice Amal, et le Hezbollah, parti armé financé par Téhéran, ont osé se soulever. A Tyr et Nabatieh, dans le sud du pays, des manifestants ont vandalisé et incendié les bureaux de députés affiliés à ces deux partis. Le chef du Parlement et leader d’Amal, Nabih Berri, est depuis une semaine la risée des manifestants dans la rue et sur les réseaux sociaux. Quant au puissant chef du Hebzollah, Hassan Nasrallah, qui faisait l’objet jusqu’ici d’une certaine déférence par rapport aux autres politiques, il n’est plus épargné non plus.
Rare par son ampleur, la contestation prend ses racines dans des années de frustrations enfouies. Ces derniers mois, la dégradation de la situation économique a fait sauter les verrous clientélistes. Les différents partis n’ont plus les moyens d’alimenter leur base populaire. Le Hezbollah notamment voit ses finances asséchées par la mise en difficulté de son parrain iranien, son principal bailleur de fonds, acculé par les sanctions américaines.
Les classes moyennes et les plus modestes sont touchés de plein fouet par la crise économique, un habitant sur trois vit désormais sous le seuil de pauvreté. Les catégories les plus aisées, habituellement moins enclines à manifester, sont cette fois-ci venues battre le pavé. Ces dernières semaines, la pression exercée sur la livre libanaise en raison d’une pénurie de dollars (l’économie nationale est adossée au billet vert) a semé la panique parmi les épargnants ayant placé leur argent dans la devise locale.
A Beyrouth, lundi.
Photo Stéphane Lagoutte. Myop
«Faiblesse»
La contestation, que certains ont déjà baptisée «révolution d’octobre», est la plus importante depuis la révolution du Cèdre en 2005. A l’époque, un million de personnes étaient descendues dans les rues pour réclamer le départ des troupes syriennes après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, imputé à Damas. Mais contrairement à 2005, où la frange chiite de la population, largement favorable au Hezbollah pro-syrien, était absente des rangs des manifestants, cette fois-ci toutes les composantes de la société sont réunies.
L'enjeu pour les manifestants est désormais d'organiser le mouvement. Contrairement à la contestation née au moment de la crise des déchets en 2015, impulsée par une myriade de collectifs dont le fameux «Vous puez !», les manifestations de ces derniers jours sont totalement spontanées. «Ce qui au début a fait la force du mouvement pourrait commencer à devenir sa faiblesse, prévient le politologue Karim El Mufti. Le régime va coûte que coûte essayer de trouver les failles de cette rue qui lui fait face.»