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Libération
Reportage

Chili : la rue entend les promesses mais ne décolère pas

Malgré les mesures sociales annoncées par le Président, les manifestants continuent de se mobiliser, ranimés par le maintien du couvre-feu, qui leur rappelle les heures sombres de la dictature.
Mercredi, dans les rues de Santiago, au premier jour de la grève générale lancée par plusieurs syndicats contre le président Sebastián Piñera. (Photo Pablo Ernesto Piovanopour Libération)
publié le 24 octobre 2019 à 19h51

La plaza Italia, dans le centre de Santiago, est entièrement occupée par des dizaines de milliers de manifestants qui se déversent en flot continu vers l'ouest, sur l'Alameda, emblématique avenue de la capitale. Au sixième jour d'un mouvement social d'une ampleur inédite depuis la fin de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990), les manifestants ont pu avancer jusqu'à quelques centaines de mètres de la Moneda. Au-delà, canons à eau, gaz lacrymogènes et même tirs au plomb attendent ceux qui tentent de continuer leur marche vers le palais présidentiel. Composée principalement de jeunes, la foule chante «El pueblo unido jamás será vencido» («le peuple uni ne sera jamais vaincu») en tapant sur des casseroles.

Au milieu du cortège, Kislei Betancourt, 26 ans, manifeste pour son père, mort d'un cancer du poumon il y a quelques années. «Il n'a pas pu suivre son traitement par manque d'argent. Ma mère s'est endettée pour tenter de lui sauver la vie, mais ça n'a pas suffi. Après sa mort, elle a dû vendre sa maison pour rembourser les dettes. Voilà ce que nous vivons», conclut la jeune femme. Et elle est loin d'être la seule concernée : les Chiliens des classes moyennes et des milieux modestes doivent souvent organiser des cagnottes dans leur quartier ou auprès de leurs amis pour payer des frais de santé inattendus. Car nombre de cancers, d'examens médicaux, de médicaments et d'opérations chirurgicales ne sont pas du tout, ou pas suffisamment, pris en charge par la sécurité sociale publique, à laquelle sont pourtant affiliés plus des trois quarts des Chiliens. A travers tout le pays, la révolte contre la hausse du prix du ticket de métro, initiée la semaine dernière, a révélé un malaise profond au sein de la société, dont l'économie était vue jusqu'ici comme l'une des plus prospères et des plus stables d'Amérique latine.

À Santiago, jeudi. Photo Pablo Ernesto Piovano pour Libération

«Je demande pardon pour ce manque de vision»

«Nous, les Chiliens, vivons dans la peur qu'un événement vienne perturber notre budget mensuel, déjà très serré», témoigne Luisa Sechaff, une jeune professeure d'anglais issue d'une famille modeste. «On ne se bat pas seulement pour les 30 pesos [4 centimes d'euro, ndlr] d'augmentation du prix du ticket de métro», abonde Michel Collao, la trentaine, qui depuis une semaine fait le trajet à pied depuis San Ramón, à 10 kilomètres de la capitale, pour manifester. Il est là aussi pour la dignité de ses «parents et des générations futures». «Ma grand-mère doit vivre avec une retraite de 110 000 pesos par mois [137 euros]. Elle continue de travailler comme employée de maison… et sans contrat. Mon grand-père travaille encore, lui aussi, comme concierge car sa retraite ne lui permet pas de vivre dignement», raconte ce père de famille. Le système de retraite a été remplacé sous la dictature de Pinochet par un régime privé et par capitalisation. Très rentable pour les fonds de pension chiliens qui gèrent ces cotisations, il l'est beaucoup moins pour les retraités. Selon une étude de la Fondation Sol, près de la moitié des retraités chiliens ayant cotisé à ce système touchent aujourd'hui moins de 150 000 pesos (187 euros) par mois, alors qu'au Chili, le coût de la vie est comparable à celui de pays comme l'Espagne.

Après cinq jours d'émeutes et de manifestations, le président conservateur, Sebastián Piñera, un milliardaire élu en 2017 dans l'espoir qu'il redresserait la croissance du pays, a finalement fait son mea culpa mardi soir. «Il est vrai que les problèmes s'accumulaient depuis plusieurs décennies et que les différents gouvernements - dont le nôtre - n'ont pas su prendre en compte cette situation dans toute sa magnitude. Je le reconnais et je demande pardon pour ce manque de vision de  ma part», a déclaré le chef d'Etat, visiblement dépassé par la tournure qu'ont pris les événements depuis qu'il a décrété l'état d'urgence à Santiago vendredi dernier.

«On ne pensait jamais revivre ça»

Pour tenter de calmer la colère des Chiliens, Piñera a annoncé de nouvelles mesures sociales à hauteur de 1,2 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros), un complément de revenu pour les employés payés au salaire minimum, une aide à l’achat de médicaments, la hausse de 20 % des minima vieillesse, ou encore la baisse du prix de l’électricité (dont la distribution a aussi été privatisée sous la dictature)… Le Président s’est aussi dit favorable à la baisse du salaire des parlementaires (aujourd’hui le plus élevé des pays de l’OCDE), prônée depuis des années par une partie de l’opposition de gauche. En vain.

Les manifestants, encore choqués par la mise en place de l'état d'urgence et du couvre-feu dans de nombreuses villes du pays confiées aux militaires (une décision inédite depuis la fin de la dictature, en 1990), ne décolèrent pas. Dans les rues de Santiago ces derniers jours, on pouvait ainsi lire les messages suivants, inscrits sur les pancartes des manifestants : «Ils nous ont tout pris et ils nous ont même fait perdre notre peur», ou encore «Que les militaires s'en aillent !»

«On ne pensait jamais revivre ça», témoigne Ricardo López, dont la famille est toujours traumatisée par la répression vécue sous la dictature du général Pinochet, qui a fait près de 3 500 morts et «disparus». «Mes grands-parents et mes parents ont extrêmement peur en ce moment, ils ne veulent pas sortir dans la rue à cause des militaires», raconte un manifestant. «Nous, nous sommes nés après [la dictature], donc nous ne craignons pas de sortir», témoigne une jeune femme. Pourtant, l'Institut national des droits de l'homme (INDH), un organisme public indépendant, avait déjà recensé mercredi soir «210 blessés par balle» et dénonce avoir reçu plusieurs accusations de torture et de violences sexuelles de la part des forces de l'ordre sur des manifestants. Sur les 18 morts recensés officiellement depuis la semaine dernière, 5 auraient été tués par les forces de l'ordre, toujours d'après l'INDH.