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Libération
Reportage

Argentine : «Ça me vrille le bide que ces machines soient aujourd’hui à l’arrêt»

Gel de subventions, hausse des taux d’intérêts, effondrement du peso… Le mandat du libéral Macri, au pouvoir depuis 2015, a eu raison de l’industrie. Autour de Buenos Aires, les usines fantômes illustrent l’ampleur de la crise, à la veille du premier tour de la présidentielle, dimanche.
L’usine Eitar, dans la banlieue de Buenos Aires, a été abandonnée par ses dirigeants fin août, laissant derrière eux de nombreuses dettes et 240 employés. (Photo Pablo E. Piovano pour Libération)
par Mathilde Guillaume, correspondance à Buenos Aires
publié le 25 octobre 2019 à 20h06

Sillonner le cordon industriel de la banlieue de Buenos Aires, aujourd'hui en décrépitude, c'est prendre toute la mesure de la crise économique et sociale dans laquelle s'est englué le pays. Elle a ajouté un nouveau néologisme à la langue argentine : celui d'industricide. «Là, sur la droite, il y avait Ansalbo, une usine de pâte à papier vieille de 60 ans. Elle a fermé en juillet : 45 employés sur le carreau. Un peu plus loin, c'était Pellerano, une imprimerie fondée dans les années 30. Elle a fait faillite l'année dernière : 35 employés sur le carreau. Au fond, il y avait Kimberly-Clarke, une autre usine de pâte à papier rachetée par les Américains il y a vingt ans. Elle a fermé le mois dernier : 200 employés sur le carreau.» Au volant de la voiture qui glisse dans les ruelles désertes de Bernal, localité de la banlieue sud de la capitale, Marcelo Lopez signale les façades abandonnées, les volets roulants baissés et les grilles fermées pour illustrer sa triste litanie. Sensation de train fantôme. Depuis l'arrivée au pouvoir de Mauricio Macri il y a quatre ans, quelque 23 000 entreprises ont fermé, dont la moitié dans le secteur industriel. Le processus s'est accéléré dernièrement : depuis le début de l'année, 45 mettent la clé sous la porte chaque jour selon l'organisme argentin de statistiques officielles (Indec). Au total, 170 000 personnes ont perdu leur emploi.

Marcelo est l'un d'entre eux. Sa boîte, Eitar, leader en pièces détachées pour appareils à gaz depuis soixante ans, a fermé en août. Elle avait résisté à toutes les crises qui ont secoué le pays : le Rodrigazo sous Isabel Peron, la dictature, l'hyperinflation, 2001. Mais elle n'aura pas supporté cette dernière, la «Macrise», ainsi nommée d'après le nom du Président. C'était le 23 août exactement : «On savait bien que ça n'allait pas : on produisait moins, en équipes réduites. On avait accepté d'être payés en différé, que les vacances et le treizième mois nous soient réglés plus tard… Mais ce jour-là, quand on s'est présentés comme tous les matins, à 5 heures, on s'est rendu compte que les patrons étaient partis. Ils avaient embarqué les ordinateurs et une bonne partie de la paperasse administrative.» Laissant derrière eux des dettes aux fournisseurs, aux compagnies de gaz, d'eau, d'électricité, et à leurs 240 employés. Aucune indemnité ne leur a été versée. Depuis, ils se relayent jour et nuit et occupent les locaux pour réclamer leurs arriérés de salaire et s'assurer que personne ne vienne subtiliser leurs outils de production.

Peau de chagrin

Les raisons de la faillite d'Eitar sont les mêmes que celles d'Ansalbo, Pellerano, Kimberly-Clarke ou Loma Negra, la plus ancienne et principale cimenterie d'Argentine, l'une des dernières à avoir fermé, il y a quelques jours. D'abord, l'abandon des subventions de services tels que le gaz, l'eau ou l'électricité, l'une des premières mesures du gouvernement Macri, a fait exploser les factures : en quatre ans, plus de 3 000 % d'augmentation pour l'électricité, près de 4 000 % pour le gaz. Une augmentation qui s'est reportée sur les coûts de production, accrus encore pour les secteurs dépendants de pièces importées par l'effondrement du peso (sa valeur a été divisée par trois depuis 2015). Ensuite, une hausse, par de violents à-coups, des taux d'intérêts, (aujourd'hui à 68 %, l'un des plus hauts au monde), a empêché l'accès au crédit des PME, tout en encourageant un modèle de spéculation financière qui a détourné les potentiels investisseurs du secteur industriel et commercial. Pourquoi investir dans l'économie productive, avec tous les risques qu'elle comprend, si la rente financière garantit une rentabilité bien supérieure ? Ensuite, le renversement brutal de toutes les mesures protectionnistes mises en place par le gouvernement précédent : l'abandon du contrôle des changes, et surtout l'ouverture indiscriminée aux importations, ont entraîné pour la production argentine une concurrence féroce à laquelle elle n'était pas préparée. De toute façon, avec l'effondrement du marché local dû à l'inflation (57 % aujourd'hui), le principal destinataire des produits argentins a réduit comme peau de chagrin. «Les Argentins n'ont plus de quoi s'acheter un kilo de viande, soupire Marcelo. Alors ils ne vont pas changer leur gazinière.» Résultat : la capacité productive argentine est en chute libre depuis dix-huit mois. Aujourd'hui, elle représente à peine plus de 50 %. Autrement dit, c'est la moitié des machines du pays qui se sont tues.

En déambulant dans son ancienne usine, le long de la chaîne de tapis roulants immobiles et d'engins muets, Marcelo s'anime en expliquant le processus de fabrication, saisit une pièce de métal pour en faire admirer la dentelure, flatte une foreuse comme on caresse un cheval. Il a 36 ans dont seize d'Eitar. «J'ai passé tant de temps sur cette machine, ses percussions ont rythmé ma vie. Ça me vrille le bide qu'elle soit aujourd'hui à l'arrêt.» Près d'une soudeuse erre Marta Manzelli, 50 ans dont vingt-deux d'Eitar, le regard vague qui ne tarde pas à se remplir de larmes : «Ici, je suis venue travailler fiévreuse, j'ai laissé mes enfants malades pour ne pas être absente, j'ai consacré ma vie à cette usine. Et aujourd'hui j'ai 50 ans et plus d'emploi, pas un peso. Qui va m'embaucher ? Il n'y a pas de travail pour les jeunes dehors, alors pour moi ? Là je fais des ménages où je peux, mais ce n'est pas la même chose, je n'avais jamais pensé me retrouver dans cette situation.» Dans le sillage de la fermeture d'Eitar, trois autres entreprises de fournisseurs et de transport, qui dépendaient d'elle pour survivre, luttent désespérément pour garder ta tête hors de l'eau. Une centaine de personnes supplémentaires qui rejoindront bientôt les cohortes de nouveaux chômeurs argentins.

Marcelo Lopez, 36 ans, a travaillé chez Eitar pendant seize ans avant que l’usine ne ferme. 

Photo Pablo E. Piovano pour Libération

Champ de ruine

Pour Ariel Aguilar, vice président de la Confédération générale des entreprises de la République argentine (CGERA), «ce gouvernement n'a jamais considéré l'industrie comme une priorité. Pire, il voyait le secteur comme un frein au développement. Parmi les nombreuses erreurs de diagnostic commises par le Président, l'idée que l'industrie relevait du passé a été l'une des plus graves qui aura potentiellement le plus grand impact négatif à long terme.» Le secteur représente pourtant plus du quart du PIB et presque autant de l'emploi formel. On touche là à une question profonde du développement argentin, qui peut être vu comme un pendule oscillant entre deux modèles opposés : d'un côté, le très puissant secteur agraire, né de la colonisation européenne, bénéficiant de l'incroyable fertilité des terres de la Pampa et dont est issue l'oligarchie argentine. Un secteur très concentré et lucratif, mais de moins en moins demandeur de main-d'œuvre. De l'autre, plus urbain et bien plus populaire : le secteur industriel qui, s'il est l'un des premiers à s'être installé dans la région, souffre d'un retard trop important pour rêver d'exportations et dépend pour beaucoup du marché local. C'est l'Argentine syndicale, péroniste.

Depuis le début du XXe siècle, le pays oscille entre des tentatives, d'une part d'industrialisation menées le plus souvent par les gouvernements populaires, et d'autre part de modèles de développement de reprimarisation de l'économie. C'est ce dernier modèle qu'a choisi le président Macri, ajoutant son brusque coup volant à la longue liste de zigs et de zags de l'histoire locale. Et en effet, au milieu du champ de ruines de l'économie argentine, le secteur agraire émerge comme l'un des seuls florissants (avec les compagnies énergétiques et le secteur financier). Mais le pays n'en voit que peu de retombées : Macri a drastiquement baissé les impôts sur les exportations de grain, et a même promis de les supprimer dans l'éventualité peu probable de sa réélection. Pour Marcelo Lopez, péroniste convaincu : «Le pays va bien quand les usines produisent. Les salaires des ouvriers qualifiés sont historiquement élevés grâce aux accords syndicaux, et entraînent avec eux tous les salaires argentins. Alors détruire l'emploi industriel a per mis au gouvernement de faire baisser le prix de la main-d'œuvre.»

Lui et ses compagnons gardent espoir car leur lutte est tendue vers un but : ils attendent d’un jour à l’autre l’autorisation judiciaire pour récupérer l’usine sous contrôle ouvrier et fonctionner en coopérative. Une modalité de plus en plus courante, réminiscence de la crise de 2001. Mais quand bien même ils parviendraient à reprendre la production, reste une question cruciale : auprès de qui écouler cette production sur ce marché paupérisé, au pouvoir d’achat quasi nul ? Pour le moment, ils survivent grâce au troc, à la vente de vêtements ou de sandwiches sur le bord de la route, au syndicat métallurgique qui les soutient. En temps de crise, reste la solidarité.

La déroute de l’économie argentine explique en grande partie celle du président Macri lors des primaires, il y a un mois. Elle paraît impossible à remonter lors des élections présidentielles de dimanche, tous les sondages l’annoncent perdant face à son opposant péroniste Alberto Fernandez. La situation qui attend le vainqueur est rude : un pays nouvellement très endetté, à l’économie et au peuple à bout de souffle. Pour le relancer, Alberto Fernandez a annoncé une série de mesures keynésiennes censées renflouer le pouvoir d’achat et redynamiser l’économie : freiner à nouveau les importations, geler les tarifs des services publics, récupérer le crédit et réformer la fiscalité… Avec l’espoir de pouvoir, à nouveau, rallumer les machines.