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Libération
Chronique «le fil vert»

A la découverte du «champignon de la fin du monde»

Le matsutake ou l'art de vivre dans «les ruines du capitalisme».
publié le 28 octobre 2019 à 7h54

Tous les jours, retrouvez le fil vert, le rendez-vous environnement de Libération. Aujourd'hui, une recommandation (livres, conférences, films, podcasts, etc.) de la rédaction.

Crête de Takamato, envahie de chapeaux en expansion,
s'étendant, prospérant -
un couronnement des senteurs d'automne

Cet extrait d'un recueil de poésies japonaises du XVIIIsiècle fait honneur au matsutake. Matsuta quoi ? Le champignon de la fin du monde auquel Anna Lowenhaupt Tsing a consacré un livre en 2015, traduit en français en 2017. Dix ans qu'elle les étudie, les épie, les décortique. Et nous, qu'on cherche à humer au fil des pages ornées, outre de poèmes, d'illustrations de spores fongiques et de photographies de cueilleurs. «L'odeur du matsutake enveloppe et entrelace mémoire et histoire – et pas seulement pour les humains. Elle assemble de nombreuses manières d'être en un nœud chargé d'affects qui a sa propre puissance d'impact. Emergeant de la rencontre, elle nous montre l'histoire en train de se faire. Respirez-la», incite même l'auteure.

Première créature post-Hiroshima

Mais ce champignon jouit d'une tout autre particularité : celle de naître sur des ruines. Là où on a déforesté et écorché les sols. L'ouvrage rapporte même qu'après l'explosion de la bombe atomique sur Hiroshima, la première créature vivante à surgir, c'était lui. Flippant de se voir rappeler que la prédation capitaliste et la course à l'enrichissement sont toujours aussi bien portantes. Fascinant (et rassurant) de découvrir que dans cette désolation, les matsutakes «trouvent […] la possibilité de vivre et de créer la possibilité pour d'autres vivants, y compris humains, de vivre», souligne dans la préface la philosophe Isabelle Stengers. Car Tsing véhicule l'idée que «pour survivre nous avons besoin d'aide, et l'aide est toujours fournie par un autre, qu'il en ait ou pas l'intention». «Sans collaboration nous sommes tous morts», insiste-t-elle. Elle les appelle des «créatures de diversité contaminée».

Tout ça s'illustre au travers d'histoires enchevêtrées : des cueilleurs de l'Oregon («travailleurs précaires, vétérans des guerres américaines, immigrés sans papiers») aux gourmets japonais en s'attardant sur les guerres, justement, les chaînes d'approvisionnement, les forêts paysannes, le progrès, la biologie, etc. Tous sont comme ces matsutakes qui s'affranchissent des normes et des attentes qu'on projette (serait-ce ça la liberté ?), nous invitant à repenser notre modèle, vers plus de précarité, sans sécurité. Difficile à entendre. Pourtant, l'écrivaine y décèle ici une potentielle planche de salut, peut-être même la seule de «viable».