Menu
Libération
Chronique «Terres promises»

Lifta, splendide balafre palestinienne aux portes de Jérusalem

Terres promisesdossier
Une vue du village palestinien de Lifta, en février 2012. (AHMAD GHARABLI/Photo Ahmad Gharabli. AFP)
publié le 29 octobre 2019 à 6h52

Chaque mardi, instantanés d'Israël et de Palestine, à la découverte des bulles géographiques et mentales d'un territoire aussi petit que disputé. Aujourd'hui, Lifta, village palestinien à l'abandon à l'entrée de la Ville sainte depuis la guerre de 1948 et la création d'Israël.

Dévorées par le temps et les figuiers de Barbarie, les maisons à flanc de colline de Lifta sont comme doublement hantées. Il y a d'abord les fantômes de la Nakba, la «catastrophe» en arabe : celle de l'exil des Palestiniens au moment de la guerre d'indépendance israélienne, en 1948.

A l'entrée ouest de Jérusalem, en bordure des quartiers juifs, Lifta est l'un des rares villages arabes d'Israël qui n'a pas été rasé ou réaménagé, ces ruines servant de mémorial officieux de la Nakba, concept tabou en Israël mais fondateur de l'expérience palestinienne, que l'Etat hébreu se refuse toujours à reconnaître.

Partout dans le pays, ces bourgs et quartiers désertés dans la fureur des combats sont devenus de petites forêts de sapins ou des quartiers prisés dont les agents immobiliers vantent les belles demeures «ottomanes», sans plus de détails. Lifta a échappé à un lifting de ce type au début des années 2010, quand des développeurs voulaient en faire un lotissement de villas luxueuses. La justice israélienne les a déboutés, et Lifta est désormais un «parc naturel» dont l'histoire n'est mentionnée nulle part, bien que candidat sur une liste préliminaire de l'Unesco dans l'espoir d'être classé au patrimoine mondial.

Bassin, cuvette et cigarettes

Un samedi ensoleillé, on y croise surtout des Juifs ultraorthodoxes des quartiers voisins qui pique-niquent en famille. Autour du bassin de pierre dans la cuvette au centre du village, des ados moins pieux lézardent, abdos et bières luisantes. Parfois, les descendants déshérités des premiers résidents s'y rendent, contemplent le déclin de la bâtisse familiale, le regard noir et désabusé. Sur les hauteurs, de jeunes palestiniens de Jérusalem-Est zonent en voiture, musique poussée dans l'habitacle, enchaînant les cigarettes.

Lifta est une splendide balafre. Le temps semble s'y être arrêté. On imagine sans peine la vie bucolique de ses 3 000 habitants avant-guerre, dans cette abondance de verdure, à l'ombre des arches de calcaire crème, ainsi que la peur qui a pu pousser à abandonner précipitamment un tel eden.

Quand on s'enfonce dans les chemins caillouteux pour entrer dans l'une des cinquante demeures encore debout, apparaît la trace d'autres fantômes, contemporains ceux-là, invisibles en journée. Matelas et draps froissés, couverts en plastiques et rangées de livres religieux utilisant les trous des parois comme des étagères : on y vit encore.

Dans une pièce nue, sur le sol en terre s'élève une sorte d'autel où trône le portrait d'un rabbin vénéré, à côté d'une boîte de conserve. A l'entrée, un caisson rouillé, enchaîné à un arbre et cadenassé, contient toutes les possessions de son résident. Des familles religieuses juives s'étaient un temps installées à Lifta, avant d'être délogées par l'Etat israélien. Aujourd'hui, ce sont les plus démunis de la communauté qui viennent s'y abriter, solitaires et marginaux à la recherche d'un toit, au creux des cicatrices d'une Jérusalem à l'amnésie sélective.