QUELLE HISTOIRE ! Interview, portrait, récit, reportage, cette semaine, Libération revisite les grandes étapes qui ont précédé la chute du «mur de la honte», le 9 novembre 1989, et donne la parole à ceux qui ont fait l’histoire ou qui en ont été témoins.
Il a mené la lutte contre le communisme dès 1980. Lech Walesa, électricien polonais devenu leader du syndicat Solidarnosc, était employé sur les chantiers navals de Gdansk. Emprisonné en 1981, Prix Nobel de la paix en 1983, il fut l’artisan de la transition démocratique pacifique de la Pologne, dont il fut le président de 1990 à 1995. Retiré de la vie politique depuis 2000, il a rompu avec Solidarnosc en 2006. Il se consacre aujourd’hui à sa fondation et au Centre européen de solidarité. C’est dans ce musée dédié à sa lutte politique qu’il nous reçoit. Fidèle à ses habitudes, il porte la moustache et un tee-shirt siglé «Constitution», arboré par les opposants au gouvernement conservateur polonais.
Où étiez-vous le 9 novembre 1989 ?
A Varsovie. Je devais rencontrer le gouvernement ouest-allemand, même si je n'étais pas encore un représentant de l'Etat polonais, à l'époque. Il y avait le chancelier Helmut Kohl, le vice-chancelier Hans-Dietrich Genscher et d'autres ministres. Je suis entré avec fracas dans la salle, la délégation allemande au grand complet était assise. Je leur ai demandé : «Messieurs, êtes-vous prêts ? Parce que le mur de Berlin va tomber d'un moment à l'autre. D'un moment à l'autre, l'Union soviétique va s'effondrer. Est-ce que vous êtes prêts pour cela ?» Genscher a pris une grande inspiration et a répondu : «Nous aimerions avoir de tels problèmes, mais ce n'est pas quelque chose qui se produira de notre vivant. De grands arbres auront poussé sur nos tombes avant que cela ne se produise.» Et pourtant, ils ont dû interrompre leur visite officielle en Pologne et rentrer, parce que le mur de Berlin s'était effectivement effondré ! Mais il ne faut pas en tirer de mauvaises conclusions : Genscher était l'un des intellectuels les plus brillants de son temps. C'était un professionnel. Son raisonnement se fondait sur les livres d'histoire. Il avait compté le nombre d'armes et de missiles côté soviétique et côté occidental. Tous ceux qui réfléchissaient de la sorte, y compris les Américains, étaient certains que seule une guerre nucléaire changerait la donne en Europe. Les Polonais, eux, ont négligé ces réalités et ont avancé un peu plus loin. Notre méthode de calcul était différente. Nous avions le pape Jean Paul II. Les Soviétiques étaient englués dans le conflit en Afghanistan et leur situation économique était déplorable. Surtout, ils changeaient très souvent de leader. Il y a eu Leonid Brejnev, Iouri Andropov, Konstantin Tchernenko et Mikhaïl Gorbatchev en un court laps de temps [entre 1982 et 1985, ndlr]. Chacun a contribué à déstabiliser le système. En Pologne, nous avons compris que nous avions là une fenêtre d'opportunité exceptionnelle. C'était une chance à saisir, qui pourrait bien ne pas se représenter. Certes, le mur de Berlin a été démoli par les Allemands eux-mêmes, mais avant cela, on peut dire que les Polonais ont cassé quelques dents à l'ours soviétique. Et quand cet ours n'était plus capable de mordre, alors d'autres nations ont commencé à s'occuper de leurs propres affaires.
Comment la Pologne et Solidarnosc ont-ils fait pour affaiblir l’ours soviétique ?
C’était très simple. Tout ce que nous avions à faire, c’était de modifier l’atmosphère. Il a suffi d’ébranler l’esprit du peuple polonais d’abord, de tous les autres ensuite, pour créer un climat dans lequel les gens intéressés par la liberté se mobiliseraient. Il fallait donc organiser des manifestations, créer des organisations… D’autres nations ont suivi notre exemple, c’est ainsi que l’on a réussi à secouer l’Europe entière et même, un peu, le monde. Pour arrêter ces manifestations, il aurait fallu tirer sur 10 millions de gens, ce n’était pas possible ! Il suffit d’une petite étincelle et d’une seule allumette pour brûler une ville entière.
Vous avez été l’une des rares personnes à prévoir la chute du Mur. Pourquoi ?
Je n’en sais rien, il faudrait demander à Dieu. J’ai grandi au sein d’une famille patriotique mais ordinaire, à la campagne. Dans les villages, les gens simples se retrouvaient pour évoquer de grandes causes. Les jeunes comme moi les écoutions parler du passé, de leurs rêves, de leur nostalgie de la liberté perdue. Ils répétaient qu’ils avaient été trahis par l’Occident, d’abord au début de la Seconde Guerre mondiale, puis encore à la fin, quand la Pologne a été abandonnée à la zone d’influence soviétique. Les jeunes générations ont grandi en entendant ces discours. La Pologne est située entre deux grandes nations, l’Allemagne et la Russie, qui ont eu tendance à longuement occuper son territoire. Et alors, nous disparaissions de la carte de l’Europe. De cette époque, nous avons appris comment gérer de telles situations et à sentir quand nous avions une chance de retrouver la liberté. C’est dans le subconscient de la Pologne et cela se révèle utile parfois !
Au moment de la chute du Mur, aviez-vous des contacts à Berlin ?
Personnellement, j’avais très peu de contacts. Mais l’élite de Solidarnosc, à Varsovie, était en relation avec les dissidents est-allemands depuis plusieurs années. Jacek Kuron, Tadeusz Mazowiecki, Bronislaw Geremek et beaucoup d’autres réfléchissaient à faire cause commune avec les Allemands. Nous avions envisagé, vers 1988-1989, que si nous perdions notre combat, en tant que Solidarnosc polonais, nous pourrions créer une sorte de Solidarnosc est-européen, afin de lutter tous ensemble. Mais, nous, Polonais, avons réussi. C’est comme cela que nous avons oublié ces plans de lutte commune…
Donc rien n’avait été formellement créé ?
Pas à mon niveau. Mais je n’étais alors qu’une personne ordinaire. Nous avions cette règle : il ne fallait pas faire circuler beaucoup d’informations. Dans les plus hautes sphères de Solidarnosc, nous nous faisions confiance et nous nous transmettions peu d’informations sur les activités des uns et des autres, c’était plus sûr. Mais oui, nous travaillions ensemble.
Photo Renata Dabrowska pour Libération
Quelle a été votre réaction quand vous avez appris la chute du Mur ?
A l’époque, déjà, l’idée que la chute du Mur était le principal signe de victoire contre les Soviétiques était répandue. Tout comme le fait que les Soviétiques ne défendaient plus le Mur. Les Allemands de l’Est se réfugiaient déjà dans les autres pays du bloc de l’Est, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie… Les Allemands fêtaient leur victoire, mais, moi, j’étais très inquiet. Je craignais que Gorbatchev réalise ce que signifie cet événement. A sa place, j’aurais cherché un moyen de remettre de l’ordre en RDA ! La Pologne aurait alors été prise en étau, et notre victoire aurait été anéantie. L’Allemagne, à travers ce mouvement pas très réfléchi, a menacé la sécurité de la révolution polonaise. Nous avons gagné, tout s’est bien passé. Que la chute du mur de Berlin soit la victoire finale, ce n’est pas comme cela que je le vois : en un sens, c’était trahir la révolution, risquer de tout anéantir si Gorbatchev intervenait. C’était dangereux.
A voir notre chonologie 1989-1990 : l'année de la chute du mur
Quelle fut la réaction en Pologne ?
Ce n’était pas possible d’évoquer la réaction de Gorbatchev. A l’époque, j’avais même peur d’en rêver et d’en parler dans mon sommeil, redoutant que Gorbatchev ne comprenne quelle chance il était en train de rater. Je ne sais pas si d’autres partageaient mon opinion. Si c’était le cas, ils avaient eux aussi trop peur d’en discuter. Mais il y avait beaucoup d’émotion, tout comme à l’Ouest. Je ne sais pas si les gens avaient conscience du danger.
Considérez-vous la chute du mur de Berlin comme le symbole de la fin du communisme ?
Disons que visuellement, c’est très réussi. Nous avons besoin de symboles visuels. Vous ne pouvez pas montrer, par exemple, une photo de Gorbatchev qui ne réalise pas qu’il est en train de louper sa chance. Ou une photo de moi assis sur une chaise, en train de m’inquiéter… Ce n’est pas le genre de cliché que vous pouvez montrer, et pourtant, en un sens, ces moments étaient peut-être plus décisifs que la chute du Mur elle-même, mais ils n’avaient aucun pouvoir visuel.
Et votre combat à Gdansk ?
Les communistes alors n’étaient pas prêts pour de telles réformes, donc ils se sont défendus avec la loi martiale, avec des tanks. Utilisant une fois encore de mauvaises solutions. Durant les dernières années du communisme, les leaders soviétiques étaient de plus en plus convaincus qu’il fallait changer le système, mais ils voulaient rester au pouvoir. Et plus le système durait, plus il prouvait qu’il ne valait pas la peine d’être défendu. Le système était en train de se désagréger. Sans cela, jamais nous n’aurions été capables de le détruire. Il y avait en Pologne 200 000 soldats, et un million autour du pays. Comment aurions-nous pu gagner ? Certainement pas militairement. Il y avait besoin de changer l’atmosphère, le climat, les convictions. Il fallait d’abord que les gens perdent la foi dans le système.
La pression des dirigeants de l’Ouest n’a pas aidé à la chute du Mur ?
Il a pu y avoir une pression des dirigeants occidentaux sur Gorbatchev, mais je pense qu'il pouvait y résister facilement. Mais Ronald Reagan, François Mitterrand, Margaret Thatcher, Helmut Kohl, Jean Paul II, ils avaient tous le même désir : en finir avec le communisme. Et ils ont agi ensemble dans ce sens. Mitterrand est venu nous voir à Gdansk dès le début des années 80, il m'a invité à Paris. C'était un socialiste, les communistes le respectaient et l'écoutaient, et quand il leur a dit «Libérez Walesa et Geremek», ils nous ont laissés sortir !
Trente ans après, quel regard portez-vous sur l’Europe ?
Notre combat a mis fin à une ère de divisions en Europe et dans le monde. Il a permis l’avènement d’une ère nouvelle qui repose sur l’information et la mondialisation. Les gens peuvent voyager et travailler dans différents pays… Mais nous sommes maintenant face au mur, nous avons atteint les limites du développement. Nous devons imaginer un nouveau système économique, changer les structures qui existent depuis trop longtemps et ne sont plus adaptées, comme l’Otan et l’ONU, et trouver une solution au populisme et aux mensonges d’Etat. Nous devons améliorer la démocratie !
Demain, retour en Hongrie.