Quelle histoire Interview, portrait, récit, reportage… cette semaine, Libération revisite les grandes étapes qui ont précédé la chute du «mur de la honte», le 9 novembre 1989, et donne la parole à ceux qui ont fait l’histoire ou qui en ont été témoins.
«Rien n'est éternel. Je n'exclus rien. C'est l'histoire qui se chargera de régler le problème», répond Mikhaïl Gorbatchev, le secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) et président du præsidium du Soviet suprême, au sujet du Mur qui divise Berlin, lors d'une conférence de presse à Bonn, le 13 juin 1989, pendant sa première visite en RFA. «Ça arrivera sûrement au XXIe siècle», aurait-il ajouté (c'est lui qui le dit en 2009 à l'antenne d'une radio russe). Le dernier dirigeant de l'URSS, qui a participé, par sa tentative de réformer le système soviétique et de donner, enfin, un visage humain au communisme, n'avait pas vu, de son propre aveu, arriver la chute du mur de Berlin et la fin de tout un monde. Ou du moins n'avait-il pas prévu la célérité de l'écroulement. «L'événement ne fut pas une surprise, assure-t-il trente ans plus tard au quotidien Izvestia. A ce moment-là, cela faisait des mois que la RDA était le théâtre de manifestations de masse sous le slogan "Nous sommes un seul peuple". […] En revanche, ce que ni nous ni nos partenaires occidentaux n'avaient anticipé, c'est que l'histoire accélère sa course à ce point.»
La nuit du 9 au 10 novembre, pendant que des milliers de Berlinois, séparés depuis 1961, fraternisent aux checkpoints, Mikhaïl Gorbatchev dort. Sans savoir que l'histoire a basculé. Quelques heures plus tôt, le porte-parole du Politburo du Comité central du Parti socialiste unifié d'Allemagne (SED), Günter Schabowski, répond à un journaliste qui demande quand les citoyens de RDA pourront se rendre à l'Ouest : «Autant que je sache, immédiatement.» Il est 18 h 57. La dépêche de l'agence Associated Press part à 19 h 05 : «La RDA ouvre ses frontières.» Une folle nuit s'ensuit à Berlin. Gorbatchev, lui, n'apprend la nouvelle qu'à son réveil. Pris de court, il donne immédiatement l'ordre de «ne pas se mêler de ce qui se passe en RDA, même après l'ouverture du Mur».
Alors que son armée est toujours basée dans le pays, le dirigeant soviétique met ainsi en œuvre sa nouvelle politique, qui consiste, entre autres, à renoncer à la doctrine Brejnev de «souveraineté limitée», c’est-à-dire au recours à la force militaire pour maintenir les Etats satellites d’Europe de l’Est dans le giron de l’URSS. Comme à Budapest en 1956 ou à Prague en 1968, où les chenilles des chars soviétiques sont venues écraser les velléités de changements.
Dépoussiérage
Le plus jeune secrétaire général de l'histoire de l'URSS, qui s'installe au Kremlin à 54 ans, en 1985, est décidé à renverser la table. Fringant, ambitieux, gestionnaire efficace, apparatchik au parcours sans faute, il incarne l'espoir d'un dépoussiérage et d'un nouveau coup de fouet pour un système en décrépitude. Sous le slogan de perestroïka («reconstruction»), le nouveau gensek («secrétaire général») se lance dans une restructuration profonde de la gestion économique du pays, pour créer une économie de marché décentralisée, mais toujours sous l'égide du Parti communiste, en s'appuyant sur «la créativité vivante du peuple», sans remettre en cause le socialisme.
Car Gorbatchev a hérité d'un pays en zastoï («stagnation»). Ce que le pouvoir vend depuis des années comme de la stabilité n'est en fait qu'immobilisme, dogmatisme et paralysie à tous les niveaux de l'appareil. Après quarante ans de guerre froide, l'économie nationale plie sous le fardeau des dépenses militaires, jusqu'à 30 % du PNB soviétique, qui représentent une menace réelle aux projets de perestroïka, d'autant que Gorbatchev ne croit pas à un affrontement nucléaire avec les Etats-Unis. Il veut mettre fin à la course aux armements et à la folle guerre des étoiles de Ronald Reagan, rétablir le dialogue avec l'Ouest, renouer avec la Chine, retirer l'armée soviétique d'Afghanistan… En clair, normaliser les relations internationales et rompre avec l'image d'«empire du Mal» qui colle à son pays.
C'est dans ce contexte, écrit le journaliste Bernard Lecomte, que le maître du Kremlin, «inquiet du coût gigantesque - et en augmentation continue - de [la] "sacro-sainte" solidarité avec les "pays frères", où le plus souvent on vit sensiblement mieux qu'en URSS» (1), prévient les dirigeants des pays signataires du pacte de Varsovie (RDA, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie) qu'il ne faudra plus compter sur «nos chars pour préserver vos régimes et vous maintenir en poste», en cas de déstabilisation politique. En novembre 1986, lors d'un sommet secret convoqué à Moscou, le gensek répète que l'heure du paternalisme est révolue et, compte tenu des changements qui s'opèrent à Moscou, que les relations avec les pays frères seront désormais régies par les lois du marché. «Chaque nation a le droit de choisir son modèle de développement social, le capitalisme ou le socialisme», écrira Gorbatchev dans son ouvrage Perestroïka, publié en 1987 (2). A l'Assemblée générale de l'ONU, le 7 décembre 1988, le dirigeant soviétique surprend le monde et provoque une standing ovation en annonçant des réductions significatives des troupes soviétiques en Europe, et en répétant que «l'usage de la force ne peut plus constituer un instrument de la politique étrangère […] et que le principe du libre choix est […] un principe universel qui ne devrait souffrir aucune exception».
«Gorbimania»
Convaincu que ses réformes du système soviétique peuvent servir d'exemple aux autres pays socialistes, Gorbatchev sous-estime le fait que la disparition de la menace de l'intervention militaire et l'affirmation du principe de «liberté de choix» allaient ouvrir une boîte de Pandore de revendications, allant bien au-delà de simples «aménagements démocratiques» et renforcer les opposants du communisme, nationalistes, démocrates, libéraux, et autres dissidents. Les dirigeants communistes du bloc de l'Est, eux, «regrettent en privé, la "faiblesse" ou le "capitulationnisme" du maître du Kremlin» (Lecomte).
Quant aux deux Allemagnes, l'existence de deux Etats distincts, l'un à l'Est, l'autre à l'Ouest, a toujours été, pour Gorbatchev, une donnée historique aussi peu négociable que le matérialisme dialectique. En 1989, ses relations avec Erich Honecker, secrétaire général du SED, qui refuse d'engager des réformes politiques et économiques, ne sont pas bonnes. Helmut Kohl, le chancelier de la RFA, n'est pas encore devenu son ami. Aussi Gorbatchev sera-t-il surpris par l'enthousiasme bruyant qu'il suscite lors de sa visite à Bonn en juin 1989, acclamé par la foule - «Gorbi ! Gorbi !» - qui, prise d'une véritable «gorbimania», espère que le père de la «nouvelle pensée» soviétique pourra régler enfin le problème national allemand.
Un accueil tout aussi bruyant lui est réservé à Berlin-Est, les 6 et 7 octobre, quand il vient présider les festivités du 40e anniversaire de la RDA, où ses discours sur la perestroïka sont toujours censurés. Les manifestants défilent en scandant «Gorbi, Gorbi, hilf uns» («Gorbi, Gorbi, aide-nous»). «Je ressentais presque physiquement leur mécontentement de la situation, debout sur la tribune, devant laquelle défilaient les participants des festivités, écrit Gorbatchev dans une tribune publiée la semaine dernière par le journal Novaïa Gazeta. Nous savions qu'ils avaient été minutieusement sélectionnés. Leur attitude était d'autant plus révélatrice.» «Tout le monde a bien compris que les participants au défilé manifestaient de la sympathie pour notre perestroïka», note-t-il encore dans le Futur du monde global, son «testament politique» (3).
Un mois à peine avant la chute du Mur, s'il n'envisage toujours pas d'aborder frontalement le problème de la réunification, il sait qu'elle est inéluctable, et nécessaire. «Gorbatchev a hérité du mur de Berlin parmi d'autres dettes de ses prédécesseurs et a vite fait d'être convaincu que cette "écharde" est un obstacle majeur à la propagation de sa pensée nouvelle, écrit Andreï Gratchev, l'ancien porte-parole du dernier gensek (4). [Tous] comprenaient qu'il fallait se débarrasser du Mur, sans perdre la face ni sacrifier (avant l'heure) le régime est-allemand. Je pense que le rêve secret de Gorbatchev était de se réveiller un matin et de découvrir que le Mur avait simplement disparu tout seul. C'est un peu ce qui s'est passé, même si Gorbatchev a dû […] en saper les fondations, de manière à ce que le Mur s'écroule au premier souffle de vent politique. […] Ainsi tout s'est passé en accord avec son désir, mais sans son ordre ou approbation officielle.»
Huile sur le feu
Mais Gorbatchev sait aussi qu'une fois le Mur tombé, le risque de déstabilisation en Europe centrale est immense. Dès le 10 novembre, il adresse à Helmut Kohl un message pour l'exhorter à ne pas mettre de l'huile sur le feu en niant l'existence de deux Etats allemands. Les Soviétiques, qui n'avaient pas fini de payer la terrible rançon de la victoire sur l'Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale, ne pouvaient voir d'un bon œil l'ennemi renforcé. Il en va de même pour les autres Alliés - Américains, Français et Britanniques. «Nous devions tenir compte de la mémoire populaire de la guerre, de ses horreurs et ses victimes, écrit Gorbatchev dans Novaïa Gazeta. C'était essentiel, disais-je au chancelier de la RFA Helmut Kohl, que les Allemands, en réglant la question de leur réunification, n'oublient pas leur responsabilité ni la nécessité de respecter non seulement les intérêts, mais aussi les sentiments des autres peuples».
A chaque grand jubilé, le dernier dirigeant de l'Union soviétique le répète, il est «contre tous les murs» et fier d'avoir participé au démantèlement du rideau de fer qui coupait en deux l'Europe, «notre maison commune».
«Notre objectif, c'était une Europe nouvelle, sans lignes de démarcation. Mais les générations qui nous ont succédé n'ont pas pu réaliser cet objectif, conclut-il non sans amertume dans sa tribune consacrée au trentenaire de la chute du mur de Berlin. D'où les problèmes sensibles et les conflits, dont notre continent continue de souffrir encore.»
(1) Gorbatchev, de Bernard Lecomte, éd. Perrin, 2014.
(2) Perestroïka, éd. Flammarion.
(3) Ed. Flammarion.
(4) Le Naufrage du Titanic soviétique : journal de bord (non traduit), 2015.