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Libération
A l'ombre du Mur #1

[Berlin 1989] Ingrid Hoffmann, interprète : «Soudain, un député dit quelque chose qui n'était pas écrit à l'avance»

Mur de Berlin, trente ans aprèsdossier
Ingrid Hoffmann était interprète pour le régime au pouvoir en RDA, notamment à la Chambre du peuple. Elle a assisté à tous les événements qui ont jalonné la «révolution pacifique», jusqu'à la fameuse conférence de presse du 9 novembre 1989 de Günter Schabowski, qu'elle a traduite depuis sa cabine.
Le 9 novembre 1989, la télévision est-allemande rend compte de la conférence de presse où Gunther Schabowski a annoncé les nouvelles règles pour les voyages vers l'Ouest. (DB/Photo DPA)
publié le 9 novembre 2019 à 8h34

Ingrid Hoffmann (1) est saxonne d'origine et berlinoise depuis 1978. Cette retraitée de 70 ans vit depuis quinze ans dans un de ces préfabriqués au charme très soviétique qui jalonnent les immenses avenues de Berlin-Est. Depuis sa terrasse, elle voit la tour de télévision sur Alexanderplatz, où elle a manifesté le 4 novembre 1989, pour demander plus de libertés en RDA. Interprète d'espagnol, notamment à la Chambre du peuple ou pour la Defa, les studios de cinéma de l'Etat, elle accompagnait parfois des personnalités du pays dans leurs voyages en territoire hispanophone – Mexique, Argentine, Nicaragua, Cuba. Ingrid Hoffmann a senti le vent tourner dès septembre 1989 – elle est alors interprète à la Chambre du peuple.

«Pour moi, ça a commencé en septembre. A la Chambre du peuple, il y avait des interprètes pour cinq langues. Il y avait un document préparé dans chaque cabine, où tout ce que les intervenants allaient dire était écrit à l'avance. Le président de séance disait par exemple : "Et maintenant nous allons procéder au vote. Y a-t-il des voix contre ? A ce que je vois, ça n'est pas le cas." Tout était écrit d'avance ! Entre nous, on trouvait ça insupportable. Comme nous avions un microphone, on se disait, un jour on va hurler : "Ce sont des mensonges !" Mais bon, à ce moment-là, des hommes en blouse blanche vont nous emmener… Mais en ce jour de septembre 1989, un député se lève, et commence à poser des questions. Et ça n'était pas écrit ! C'était la première fois. Il y avait déjà cette histoire des gens de RDA réfugiés à l'ambassade de RFA à Prague. Le contexte était très agité. Et voilà que ce député pose des questions. Alors nous, les interprètes, on se réveille. Alors je sors de ma cabine et je dis aux autres qui étaient dehors : "Revenez en cabine ! Ça commence à chauffer !"»

«On sentait que la catastrophe venait»

Le 7 octobre 1989, le régime fête ses quarante ans dans une ambiance de fin de règne. Le 20 septembre, les milliers de citoyens de RDA réfugiés à Prague ont finalement pu quitter le pays. L'anniversaire est censé être une démonstration de force, mais c'est un immense fiasco. Des milliers de manifestants défilent dans toute la RDA, cela se conclut par 3 500 arrestations et des violences policières. A Berlin, Gorbatchev embrasse Honecker sous les cris de «Gorbi, aide-nous !» Au Palais de la République, Ingrid Hoffmann assiste au fameux dîner de gala des quarante ans de la RDA, où sont conviés Gorbatchev, Arafat, Ortega ou Ceausescu.

«Il y avait un buffet avec du homard. Ils faisaient la fête comme si de rien n’était, mais on sentait que la catastrophe venait. Mes collègues assis à côté des dirigeants du Politburo voyaient bien que ces mecs avaient peur. Ils tremblaient. Quand je suis rentrée, je suis allée voir un copain sur Leipziger Strasse. Il n’y avait rien ni personne dans les rues, à part les camions de police. C’était fantomatique. J’ai dit à mon copain : "Ecoute, je reviens du Titanic. Dehors l’eau monte, la tension aussi, mais dedans, c’est une fête. Une grande fête, avec de la musique jusqu’à la fin."»

Le 4 novembre, elle participe à la grande manifestation sur Alexanderplatz, qui regroupe au moins 500 000 personnes, un record à Berlin. Elle est venue sans ses enfants, car elle craint la répression policière : une de ses amies a été arrêtée le 7 octobre simplement parce qu'elle regardait les manifestations depuis sa fenêtre. Sur Alexanderplatz, à la tribune, des artistes comme Christa Wolf ou Heiner Müller demandent des libertés, des droits et des réformes. Honecker a démissionné le 18 octobre ; les manifestants croient au changement, le régime est aux abois, l'espoir fleurit. «C'était un moment très, très fort, il y avait tant d'énergie.»

Jeudi 9 novembre 1989, au centre de la presse internationale à Berlin. Ingrid Hoffmann traduit les propos de Günter Schabowski, depuis trois jours porte-parole du gouvernement. L'homme énonce des mesures de modernisation du parti, que l'assistance écoute d'une oreille distraite. Un journaliste lui pose une question sur la liberté de circulation. Schabowski ânonne que «les voyages privés peuvent être demandés sans autre condition préalable». A la question «A partir de quand ?», il répond la fameuse phrase : «Pour autant que je sache, à partir de maintenant.» Les interprètes sont stupéfaits. «On se regarde en se faisant mutuellement des gestes d'incompréhension, mais il fallait continuer à parler. On ne comprenait pas ce qu'on traduisait. Et sa phrase n'était pas claire du tout. Ensuite, la conférence se termine, deux techniciens viennent me voir et disent : "Alors, on va au Checkpoint Charlie ?" Moi, je me dis que c'est une blague. Tout le monde demandait la liberté de circulation, mais quand même, c'était bien au-delà de ce qu'on pouvait imaginer.» Ingrid Hoffmann rentre chez elle sans comprendre que le Mur est tombé.

«Je crois que les gens de l’Ouest auraient parfois préféré qu’on remette le Mur».

«Je suis partie me coucher sans jeter un œil aux informations. Déjà, je ne regardais pas souvent la télévision occidentale. Quant à la nôtre, étant donné que j’avais assisté à la conférence de presse, je me suis dit que ce n’était pas la peine de regarder. Le lendemain matin, au bureau, le Mur était tombé et la moitié de mes collègues étaient déjà allés à l’Ouest. Moi, j’ai attendu une semaine. Je n’avais pas très envie d’y aller. Je sentais que ça allait devenir compliqué. Bien sûr, porte de Brandebourg, j’ai vu de beaux moments de fraternisation. Mais ça n’a pas duré… Je crois que les gens de l’Ouest auraient parfois préféré qu’on remette le Mur ! Et puis, tout cela a un peu tué la gauche radicale.»

Trente ans après la chute du Mur, Ingrid Hoffmann a gardé le cœur à gauche. Comme beaucoup de Berlinois, elle est victime de l'insupportable spéculation immobilière en centre-ville. Sa retraite ne lui suffisant plus pour payer son loyer, qui augmente régulièrement, elle a pris un mini-job à 450 euros par mois. D'autant que les retraites à l'Est sont bien plus faibles que celles à l'Ouest ; si une harmonisation est prévue, ce n'est pas avant 2025. Elle dit aujourd'hui : «Il n'y a que Die Linke pour protester contre ce genre de choses. C'est dommage.»

(1) Son nom a été modifié à sa demande.