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Libération
Reportage

Au Liban, la colère de la rue contre le président Aoun

Echaudés par une interview télévisée du Président et la mort d'un des leurs, les manifestants ont visé ce mercredi le palais présidentiel. Dans le pays, la contestation dure depuis près d'un mois.
Manifestation anti-gouvernement à Beyrouth, mardi. (Photo Andres Martinez Casares. Reuters)
publié le 13 novembre 2019 à 20h10

Empêchés d’accéder au palais présidentiel, immense bâtisse ottomane perchée sur les hauteurs de Beyrouth, ils se sont arrêtés à mi-chemin. Alors qu’un appel a été lancé à se rassembler à 11 heures devant la résidence officielle, ce mercredi, l’armée a pris soin de boucler le secteur avant l’arrivée des contestataires. Contraints de faire halte derrière un barrage de barbelés érigés par les militaires au beau milieu de l’autoroute, une centaine de manifestants reprennent leurs slogans révolutionnaires sous un soleil de plomb.

«Ça nous est égal d'arriver jusqu'au palais, on veut que notre voix atteigne les oreilles [du Président]», s'exclame Nelly, debout sur un parterre de béton qui sépare les deux voies rapides. «Ça fait trente jours qu'on est mobilisés. On veut un gouvernement de technocrates. [Mardi] soir, le président aurait dû nous annoncer les noms des ministres», martèle la jeune femme, le visage à moitié couvert par une épaisse paire de lunettes de soleil.

Au lendemain de l'interview télévisée de Michel Aoun, les protestataires ont une nouvelle fois le sentiment de ne pas avoir été entendus. Deux semaines après la démission du Premier ministre Saad Hariri, ils réclament la création d'un cabinet de spécialistes indépendants et capables de résoudre les nombreux problèmes du pays. Ils estiment que les partis traditionnels sont largement incompétents et corrompus.

«Qu’ils émigrent»

Mais mardi soir, le Président a rejeté cette option, prônant plutôt un cabinet «techno-politique». Il est par ailleurs resté évasif sur la date du lancement des consultations parlementaires, censées, selon la Constitution, déboucher sur la nomination d'un nouveau chef du gouvernement, assurant que celles-ci pourraient avoir lieu «jeudi ou vendredi».

Un retard perçu par les manifestants comme une tentative de la classe politique de gagner du temps afin de négocier leur survie au sein du prochain cabinet. «Quand le gouvernement a démissionné, on s'attendait à ce que [Michel Aoun] fasse quelque chose en accord avec ce que les gens demandent», confie Gino Raidy, un blogueur et activiste habitué des cortèges. A la place, on le voit juste débattre pour savoir si Hariri [le Premier ministre libanais sortant] ou son gendre [Gebran Bassil, le ministre des Affaires étrangères et chef du CPL, le parti fondé par Michel Aoun] reviendront ou non.»

Une phrase, en particulier, a suscité l'ire des manifestants. «S'ils estiment qu'il n'y a pas de personne intègre dans cet Etat, qu'ils émigrent», a lâché mardi soir Michel Aoun. «On ne s'attendait pas à ce discours après trente jours de mobilisation», déplore Nelly.

Tué par un militaire

Avant même la fin de l'interview, les Libanais ont laissé éclater leur colèremardi soir, sur les réseaux sociaux et dans la rue. Quelques heures plus tard, la contestation a pris un tour violent, avec la mort d'un homme. Alaa Abou Fakher, père de famille et cadre du Parti socialiste progressiste (PSP) du leader druze Walid Joumblatt, a été abattu par un militaire alors qu'il tentait avec d'autres manifestants d'ériger un barrage sur la route de Khaldé, au sud de Beyrouth. Il s'agit de la deuxième victime depuis le début des manifestations le 17 octobre.

A Lebanese demonstrator writes "Alaa Abou Fakhr Boulevard" during a gathering on the road leading to the Presidential Palace in Baabda, on the eastern outskirts of Beirut on November 13, 2019, nearly a month into an unprecedented anti-graft street movement. - Alaa Abou Fakhr died of gunshot wounds overnight after the army opened fire to disperse protesters south of the capital, in the second such death since the start of the largely peaceful protests. (Photo by ANWAR AMRO / AFP)Une manifestante lors d’un rassemblement sur la route menant au palais présidentiel à Baabda, dans la banlieue est de Beyrouth, ce mercredi. Photo Anwar Amro. AFP

C'est la première fois en revanche que l'armée, dont la retenue était jusqu'ici saluée par les contestataires, est impliquée dans la mort d'un civil. Cette dernière a annoncé l'ouverture d'une enquête. Les images diffusées de l'individu gisant ensanglanté sur le sol face à sa femme et de son fils éplorés ont horrifié le pays. Cet épisode laisse craindre un durcissement de ton des forces de l'ordre face aux contestataires.

Mercredi, sur le barrage menant au palais présidentiel, des militaires, munis de caméras, déambulent autour de la foule pour prendre des photos de manifestants. «Ce sont les services de renseignement. Qu'ils me photographient, on n'a pas peur», lance une femme, un drapeau national sur les épaules.

Le risque d'escalade entre les partisans des différents partis au pouvoir et les manifestants a également ressurgi ce mercredi. A Jal El Dib, banlieue au nord de Beyrouth, des coups de feu ont été tirés à plusieurs reprises et des bagarres ont éclaté entre partisans du président libanais Michel Aoun et contestataires. Durant la journée des bus affrétés d'autres régions du pays sont venus grossir les rangs des contestataires. Des bougies à la main ceux-ci rendent hommage au «martyr» de la révolution tué la veille. Pour Hussein, un ingénieur, de 31 ans, il n'y a pas de retour en arrière possible : «Plus rien ne nous fait peur, on n'a rien à perdre, et ce qui se passe là est notre dernière chance de faire changer les choses.»