La petite esplanade de la ville de Nattandiya, à 60 kilomètres de Colombo, déborde de monde. En cette chaude fin de matinée, sous le soleil tropical, quelque 200 personnes se serrent devant une estrade surmontée d’un dôme. Sur les côtés, les magasins ont tiré le rideau et une dizaine de grandes affiches colorées sont plaquées sur leur devanture. Elles mettent en valeur un homme aux cheveux poivre et sel, souriant. C’est celui que tout le monde est venu voir : Gotabhaya Rajapakse. L’homme de 70 ans est connu des Sri Lankais : il était le secrétaire d’Etat à la Défense lors de la présidence de son frère, Mahinda Rajapakse - qui occupait aussi le poste de ministre de la Défense - et il a donc contribué à la victoire militaire contre la rébellion des Tigres de libération de l’Eelam tamoul, en 2009, après vingt-six ans de guerre civile.
Défiance envers le gouvernement
Sept mois après les attentats terroristes du dimanche de Pâques, qui ont fait 258 morts le 21 avril, le Sri Lanka affronte une nouvelle menace, que ce militaire de carrière, candidat favori à la présidentielle de samedi, promet d'éradiquer. «Quand nous étions au pouvoir, nous avons libéré le pays, déclare Gotabhaya Rajapakse d'une voix calme. Et cette liberté a été préservée grâce à des protocoles de sécurité inviolables. C'est pour cela qu'aucune attaque n'a eu lieu pendant notre mandat. Mais ce gouvernement, lui, s'est incliné devant les puissances étrangères, a emprisonné les vétérans de guerre et les responsables du renseignement. Le terrorisme a donc refait surface. Quand nous reviendrons au pouvoir, nous rétablirons la sécurité dans cette nation.» La foule se réveille à ces mots, salués par un tonnerre d'applaudissements. A. H. Ione, une catholique de 46 ans, est subjuguée : «Le jour des attentats contre les églises, mon mari a été tellement choqué de voir les images à la télévision qu'il est mort d'une crise cardiaque. Nous sommes désespérés. Nous avons besoin d'un homme intelligent qui puisse assurer notre sécurité. Cet homme, c'est Gotabhaya. C'est évident, même un enfant vous le dirait !»
Cette défiance envers le gouvernement sortant est encore plus saillante dans le quartier de Kochchikade, dans le centre de Colombo. Car c'est ici, dans l'église Saint-Antoine, qu'a explosé l'une des six bombes. Ce funeste dimanche de Pâques, Franklin Fernando, un habitant du quartier, vient d'entrer dans l'église pour la messe en tamoul quand il entend un grand «boum». «Je sors alors en courant et je vois que plusieurs personnes n'ont plus de jambes, d'autres plus de bras. Je vois mon père, là où la bombe a explosé. Je lui dis : "Lève-toi, papa, lève-toi". Mais il est trop tard. Il est déjà mort. Des billes ont pénétré dans son cœur.»
Sept mois après. C'est dimanche et Franklin, aujourd'hui âgé de 19 ans, revient justement de la messe avec ses oncles et tantes. Des barrières fixées dans le trottoir encerclent maintenant l'église Saint-Antoine et un portique inspecte ses visiteurs, sous le regard de soldats de la marine. «L'église est plus sécurisée grâce aux policiers et soldats. Mais nous ne comprenons toujours pas comment et pourquoi cela est arrivé», confie le jeune homme d'une voix naïve. Franklin est trop jeune pour voter, mais son oncle, Clinton Anthony, se prononcera ce samedi. Et il ne cède pas facilement aux sirènes de Gotabhaya Rajapakse. «Tous les politiciens font les mêmes promesses, juge-t-il. Ils utilisent la douleur des victimes des attentats pour remporter des votes. Gotabhaya était secrétaire d'Etat à la Défense, mais ce n'est pas lui qui a tout fait à l'époque. Quand on devient président, c'est différent. Il devra prouver qu'il peut sécuriser le pays.» Ce catholique tamoul se souvient également que plus de 10 000 civils tamouls sont morts dans le dernier assaut contre la rébellion, lancé par l'armée sous le contrôle de Gotabhaya Rajapakse.
La paroisse de Saint-Antoine s'est vaillamment relevée de l'attentat : les murs et la structure sont réparés après les ravages de la détonation et l'autel en bois du patron Saint-Antoine, sous lequel s'allongent les dévots en priant, a été refait à neuf. Seuls demeurent, comme stigmates, quelques trous de billes dans le sol bétonné, et une plaque portant les noms des 54 personnes décédées ce jour-là. «Nous avons tout refait, l'église est très belle, souligne le révérend Jude Raj Fernando, recteur du lieu saint, dans son bureau où sont diffusées les images des 60 caméras de sécurité. Mais qui peut rendre un père, une mère ou un enfant disparu ? Personne. Nous avons donc besoin de justice maintenant ! Or cela n'est pas fait et nous ne sommes pas satisfaits», lance-t-il, dans une colère contenue.
Les attentats ont été revendiqués par l’organisation jihadiste Etat islamique, mais organisés par un groupe local, le National Thowheeth Jama’ath. Près de 300 suspects ont été arrêtés depuis et deux commissions ont été mises en place : l’une, dépendant de la présidence, a confirmé que les services de renseignement étaient au courant de l’imminence de l’attaque et n’avaient pas agi - ce qui a entraîné l’arrestation du chef de la police nationale et du secrétaire d’Etat à la Défense. Devant la deuxième, créée par les parlementaires, le chef des services de renseignement a assuré que le président Maithripala Sirisena était lui-même au courant. Une faute que ce dernier porte comme un boulet : fait très rare, il ne se représente pas pour un second mandat.
Dérive népotiste
Trente-cinq candidats sont en lice, ce qui fait de ce scrutin présidentiel le plus disputé de l'histoire de ce pays de 22 millions d'habitants. Mais un seul semble en mesure de freiner l'ascension de Gotabhaya Rajapakse : Sajith Premadasa, fils de l'ancien président Ranasinghe Premadasa et ministre du gouvernement sortant, a reçu le soutien de 36 autres partis et de nombreuses organisations de la société civile tamoules et musulmanes, préoccupés entre autres par le «respect des droits de l'homme» et des minorités.
Beaucoup de militants des droits de l'homme et de journalistes sont terrifiés à l'idée de voir revenir les Rajapakse au pouvoir. Les deux mandats de Mahinda Rajapakse (2005-2015) furent en effet marqués par une dérive autoritaire et népotiste : en plus de Gotabhaya, deux autres Rajapakse étaient alors ministres et députés et, à la fin, le clan contrôlait 56 % du budget national, ce qui aurait permis le détournement d'énormes sommes d'argent. Aujourd'hui, sept membres du clan sont en politique et Mahinda, chef de l'opposition au Parlement, pourrait devenir Premier ministre en cas de victoire de son parti lors des législatives de 2020, alors que son autre frère Chamal pourrait retrouver la fonction de président de la Chambre, qu'il occupait entre 2010 et 2015. En plus de faciliter la corruption notable du clan, cette mainmise sur l'appareil d'Etat pourrait faire renaître leur politique de violente répression de l'opposition. Au Sri Lanka, celle-ci porte un nom : «the white vans», en référence à ces camionnettes blanches utilisées à la fin de la guerre par l'armée et les services secrets pour enlever, torturer, voire tuer les supposés sympathisants de la rébellion tamoule ou autres voix dissidentes.
Enquête pour corruption
C'est ainsi qu'aurait disparu Prageeth Eknaligoda, le 24 janvier 2010. Ce journaliste pour le média d'opposition Lanka E-news soutenait la campagne du parti de l'UNP, rival des Rajapakse lors de la présidentielle de l'époque, et s'apprêtait à publier une enquête sur la corruption de cette famille quand il a été enlevé, deux jours avant le scrutin. Depuis neuf ans, sa femme, Sandya, se bat pour retrouver sa trace et punir ses ravisseurs. Elle a déposé plainte contre onze officiers des services du renseignement militaire, prétendument impliqués, mais le procès n'a toujours pas débuté. «Un témoin était le chef du camp militaire où Prageeth a été emmené, relate cette petite femme, dans sa maison de la banlieue de Colombo. Il a affirmé que des officiers du renseignement l'avaient amené en précisant que c'était un travail ordonné par le secrétaire d'Etat à la Défense, Gotabhaya Rajapakse.»
Des portraits de son mari au regard doux et pénétrant ornent les murs, chacun portant une différente date anniversaire de sa disparition : «cinq ans», «six ans après», «nous ne l’oublions pas», nous disent ces posters. Soudain, la mousson tropicale s’abat et un violent tonnerre résonne dans la maison. «Gotabhaya est un démon», reprend Sandya, stoïque. «Donc s’il est élu, il ne nous laissera pas tranquille. J’ai peur, davantage pour mes enfants que pour moi. Mais je n’arrêterai pas ce combat : je le fais pour ma famille et pour toutes les autres femmes dont le mari a été enlevé et qui n’ont même pas pu déposer plainte. Je le fais aussi pour ce pays. Pour qu’il n’y ait plus personne qui soit ainsi enlevé à sa famille au Sri Lanka», conclut Sandya Eknaligoda, déterminée. Gotabhaya Rajapakse est également poursuivi aux Etats-Unis par dix personnes, qui affirment avoir subi des tortures par l’armée quand il était au pouvoir.