Kenjébèk Soultangazeïev surveille au loin ses moutons qui paissent sur des collines vertes et lisses, parsemées d’immenses rochers. Le paysage semble figé depuis des siècles et pourtant, ce berger nomade de 43 ans voit depuis quelques années sa terre évoluer. Près de sa yourte, la rivière qui approvisionne sa famille en eau n’est plus qu’un ruisseau. «Là, il y a un peu plus d’eau parce qu’il vient de pleuvoir, mais avant il fallait la traverser en deux pas», précise-t-il en montrant le filet d’eau de quelques centimètres de largeur. C’était la première pluie de l’été.
Le Kirghizistan est un pays montagneux flanqué entre les steppes centrasiatiques et les chaînes de montagnes du Pamir et du Tien Shan. Le pâturage de Kenjébèk se trouve au sein de cette dernière, dans la région de Naryn, dans le sud-est du pays. Frontalière avec la Chine et connue pour son climat rigoureux, elle est la moins peuplée et la plus montagneuse de la jeune République.
Avec son cheptel de près d’un millier de bêtes, Kenjébèk a rejoint ce plateau au terme d’une transhumance de plusieurs jours au mois de mai, pour y rester jusqu’en septembre avec sa famille. Comme des milliers d’autres Kirghiz, le berger change de lieu de vie à chaque saison. Les pâturages d’été sont les plus éloignés ; ceux d’hiver, dans la vallée près de son village de Djergué-Tal. Bien qu’il ait une petite maison dans la bourgade de 3 600 habitants, il vit dans une yourte la plupart de l’année.
Le pastoralisme nomade comme mode de vie
Depuis l'indépendance en 1991, le nomadisme se développe et joue un rôle majeur dans la construction de l'identité nationale. L'agriculture emploie entre un tiers et la moitié de la population selon les sources, et des millions de personnes sont dépendantes du secteur. «Notre peuple vit de la nature», résume Kenjébèk, gardant un œil sur ses bêtes, «alors le changement, ça peut être très dangereux pour nous».
Aussi loin qu'il se souvienne, ses ancêtres ont toujours été nomades. Malgré les campagnes de sédentarisation à l'époque soviétique, quelques éleveurs comme le père de Kenjébèk ont conservé la tradition pastoraliste. Ses traits tirés par le travail et sa peau marquée par le soleil prouvent son expérience : cela fait une vingtaine d'années qu'il est berger. «Quand j'étais petit, les pâturages étaient meilleurs, l'herbe était aussi haute que ça», explique-t-il, la main à mi-mollet. Sous ses bottes de pluie, elle n'atteint aujourd'hui pas plus de quelques centimètres.
Jeu de rôles
«Le climat change et l'adaptation est indispensable» : c'est le mot d'ordre de Camp Alatoo. Depuis 2008, cette ONG kirghize met en place un projet global d'adaptation au changement climatique dans plusieurs villages de la région. C'est dans ce cadre qu'ils ont organisé depuis 2013 des formations avec les nomades, dont une au creux des collines où se trouve aujourd'hui la yourte de Kenjébèk.
«On a commencé avec une bassine d'eau», raconte le nomade, une fois dans sa yourte. La formation débute en effet par un jeu de rôles où les participants doivent gérer d'année en année les ressources en eau d'un village. Ils sont divisés en trois équipes aux besoins différents. L'une produit des céréales, l'autre des fruits, la dernière possède du bétail. «On s'est vite rendu compte que c'était comme dans la réalité», détaille Kenjébèk.
Le formateur peut à tout moment provoquer un événement climatique extrême, comme une sécheresse ou un glissement de terrain, qui réduit l'eau de la bassine. Salamat Djoumabaïeva, coordinatrice du projet d'adaptation au changement climatique pour Camp Alatoo, était l'animatrice de la formation de Kenjébèk. «A chaque fois, c'était la même chose. Chaque individu veut utiliser les ressources au maximum, et ils se retrouvent avec une eau souillée que plus personne ne peut utiliser», explique-t-elle à Libération depuis le siège de l'ONG à Bichkek, la capitale du pays.
La surexploitation des ressources est en effet le premier défi pour les formateurs. Avec un revenu moyen par habitant de 70 euros par mois, la tentation est grande pour les éleveurs de posséder de larges troupeaux afin de maximiser les profits. Les pâturages, déjà dégradés par le manque d'eau, s'abîment alors plus vite. Car comme le résume Kenjébèk avec colère : «Le glacier a fondu donc il n'y a plus d'eau.» Après le jeu, les nomades dessinent une carte de leur environnement pour visualiser les risques liés au changement climatique sur leur territoire et donc mieux les appréhender.
«Toute l’Asie centrale doit se préparer»
Le Kirghizistan est un des pays qui contribuent le moins aux émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Et pourtant, à cause de sa topographie, les 6,2 millions de Kirghiz sont extrêmement vulnérables au changement climatique. Dans cette jeune république trois fois plus petite que la France, l'élévation moyenne est de 2 630 mètres d'altitude et 42% du territoire se trouve à plus de 3000 mètres. Les formations comme celles de Camp Alatoo sont donc accueillies à bras ouverts par les autorités locales.
«On doit tous se préparer : pas seulement notre village, pas seulement notre région mais toute l'Asie centrale», martèle Sherek Joumobekova à qui veut l'entendre. Elle est Ayïl Ekmetu, c'est-à-dire à la tête du gouvernement local qui réunit plusieurs villages. A Djergué-Tal, elle nous accueille à 22 heures dans un bâtiment soviétique où se trouve son grand bureau éclairé seulement par une petite ampoule.
Une femme à ce poste est une exception dans cette société très patriarcale, alors Sherek travaille nuit et jour pour la communauté. A 45 ans, elle a été désignée par le conseil local en 2013, en pleine sécheresse. «Mon arrivée a coïncidé avec les premiers effets visibles du réchauffement climatique», se rappelle-t-elle. L'eau avait manqué durant l'été, réduisant la production de foin. L'hiver suivant, une botte pouvait coûter jusqu'à 6,5 euros contre 2 habituellement, une charge financière intenable pour les éleveurs.
Un nomade de 12 ans chevauche dans les steppes du lac Song-Kul, haut lieu du nomadisme kirghiz, situé à 3 200 mètres d’altitude
Des ressources financières limitées
Au Kirghizistan, une personne sur quatre vit sous le seuil de pauvreté et 50% de la population est vulnérable. Cela signifie qu'elle peut tomber dans la pauvreté face à n'importe quel choc : que ce soit à cause d'une maladie, d'une perte d'emploi ou bien de mauvaises récoltes. «L'herbe brûle, la terre brûle, déplore Sherek Joumobekova, mélancolique. Cette année-là, les bergers ont dû tuer ou vendre des bêtes, faute de pouvoir les nourrir.» Depuis, sa priorité numéro 1 est «de faire quelque chose» pour aider ses administrés face à cette épreuve. «Même s'il faut que je le fasse de mes propres mains», plaisante-t-elle.
Le manque de moyens financiers est en effet le problème principal soulevé dans toutes les institutions du village, de l'école aux administrations locales. Entre la corruption et l'informalité, les ressources de l'Etat sont minces pour faire face au changement climatique. L'année dernière, Sherek a cependant réussi à obtenir 25 000 euros de fonds d'urgence : «Encore trop peu.»
Alors, les organisations non gouvernementales et humanitaires prennent le relais – pour ne pas dire la place – du gouvernement dans les campagnes. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la fondation musulmane ismaélite Aga Khan, l'université berlinoise de Humboldt : de nombreux organismes se sont succédé à Djergué-Tal. La plupart de ces institutions, en coopération avec ou à la demande des autorités locales ou nationales, construisent également des infrastructures. «Vous devez aussi leur apporter quelque chose de concret», reconnaît Salamat de Camp Alatoo, organisation financée, quant à elle, par l'agence de développement du gouvernement allemand GIZ.
En plus d'un pont et de plusieurs points d'eau, l'ONG a donc construit une piste mesurant 1,5 kilomètre. «Avant, le chemin était très accidenté et souvent impraticable», décrit la coordinatrice. Ce chemin même que Kenjébèk devait emprunter chaque printemps. Aujourd'hui, cinq ans après, il fait le bilan de ce que lui a apporté la formation. «J'ai appris à reconnaître les plantes, mais surtout j'ai compris l'importance de changer souvent de pâturages», décrit le berger. Cette rotation, ainsi que la réduction du nombre de bêtes, sont les deux mesures principales décidées par les éleveurs lors de la formation.
S’adapter ou partir
Mais tout le monde ne suit pas ces recommandations, à commencer par les bergers qui n'ont pas assisté aux séminaires. Seul une petite vingtaine sur la centaine de pasteurs nomades du village a participé au programme de plusieurs jours par an, basé sur le volontariat. «Certains villageois ne se rendent pas encore compte de la nécessité de s'adapter», regrette Salamat, «alors que quand la formation touche à sa fin, ils en demandent souvent encore.» Après des formations dans plusieurs villages pilotes tel que Djergué-Tal, Camp Alatoo et GIZ prévoient d'ailleurs de mettre en place ce programme sur le long terme et à l'échelle nationale.
Pour une population aussi dépendante de l'environnement que ces éleveurs, il n'existe que deux solutions : s'adapter ou partir. Pour le moment, le phénomène de migration climatique n'est pas encore développé, selon Salamat, «car les pasteurs ont encore suffisamment de ressources pour survivre». Le Kirghizistan connaît cependant déjà un exode rural massif vers la capitale Bichkek et surtout vers l'étranger. Selon le service migratoire d'Etat kirghiz, environ 700 000 Kirghiz sont des travailleurs migrants, dont 90% vivent en Russie.
Alors face à cette urgence, les nomades se sentent un peu désemparés. «On s'y habitue et on fait appel à Dieu, plaisante Kenjébèk. Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre ?» Il y a pourtant bien une dernière chose que le berger musulman pourrait faire : réduire son nombre de bêtes. Avec un troupeau de plus d'un millier de têtes de bétail, il dépasse le quota que le conseil local vient de passer au printemps pour éviter la dégradation des terres.
En quelques années, son troupeau personnel est passé de 20 à 100 moutons. A cela s'ajoutent les 900 autres moutons – davantage qu'il y a quelques années – dont il s'occupe pour quelqu'un d'autre. «L'herbe baisse, alors qu'est-ce que vous voulez, il faut bien que j'équilibre, se défend le nomade en souriant. J'ai un budget familial à tenir.»