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Libération
Chronique «Miroir d'outre-Rhin»

A Berlin, le Moviemento, cinéma mythique, menacé par la gentrification

Miroir d'outre-Rhindossier
Chronique sur la vie, la vraie, vue d'Allemagne. Cette semaine, un cinéma mythique de Berlin-Kreuzberg se débat contre la flambée des prix de l'immobilier dans la capitale allemande.
Le Cinema Moviemento. (ullstein bild Dtl./Photo Schöning. Ullstein bild. Getty Images)
publié le 20 novembre 2019 à 18h03

C'est un cinéma indépendant à deux pas du canal, à Kreuzberg. Un kino berlinois modeste mais tenace, qui projette des films ignorés par les multiplexes monstrueux de Potsdamer Platz ou d'Alexanderplatz. Le Moviemento, plus vieux cinéma d'Allemagne (fondé en 1907), est une institution culturelle de la ville, tout le monde en convient – le cinéaste Tom Tykwer y a été projectionniste, de mémorables séances du Rocky Horror Picture Show s'y sont tenues dans les années 70, et il accueille un festival de films porno réputé.

Mais depuis le mois d'octobre, ses exploitants sont inquiets. La flambée des prix de l'immobilier dans la ville – 120% depuis 2004 – affecte particulièrement Kreuzberg. Or, les exploitants du Moviemento ne sont pas propriétaires des locaux, chose courante dans une ville comptant 85% de locataires. Soumis aux lois du marché, c'est avec angoisse qu'ils ont appris que le propriétaire des lieux, la société Deutsche Wohnen, souhaitait les vendre pour 2 millions d'euros. Cela pourrait augmenter le loyer du cinéma par cinq, et tuer le Moviemento.

Collecte de fonds et «Gentrifick dich»

A Kreuzberg, les fronts se déclarent partout. A quelques encablures du Moviemento, sur Hermannplatz où se tient quotidiennement un marché turc très prisé, la société australienne Signa souhaite détruire le grand magasin Karstadt, dont le bâtiment date des années 60, pour construire une réplique de celui de 1929, détruit pendant la guerre. Un Disneyland façon Babylon Berlin, réminiscence des «années dorées» de la ville… Et surtout un luxueux et coûteux complexe commercial, qui chasserait les vendeurs de currywurst ou de gözleme de la place et ferait flamber les loyers. Dans les rues adjacentes, on lit l'inquiétude des habitants sur les banderoles de protestation qui pendent à leurs fenêtres : la ville compte plus d'une centaine de collectifs de locataires sur le point d'être chassés de leurs murs.

«Gentrifick Dich !» (1), peut-on lire un peu partout sur les murs de Berlin. Fatigués de voir des investisseurs jouer au Monopoly avec leur ville, les habitants font pression comme ils peuvent. Une loi pour limiter les hausses de loyers a été approuvée par le Sénat de Berlin, et passera en Chambre des députés début 2020. En outre, une initiative populaire locale pour exproprier tout propriétaire foncier détenant plus de 3 000 appartements dans la ville a passé la première phase de signatures avec succès en juin.

Deutsche Wohnen, qui possède 110 000 logements à Berlin, vient d'être condamné à une amende de 14,5 millions d'euros pour avoir stocké illégalement les données personnelles de ses locataires. La société est un peu embarrassée de cette (nouvelle) mauvaise publicité et affirme être disposée à négocier avec les exploitants du Moviemento – sans donner de détails. Le cinéma, lui, organise une collecte de fonds pour racheter ses propres murs, et a déjà recueilli environ 45 000 euros. Il s'agirait d'éviter que dans un futur proche, au numéro 22 de Kottbusser Damm, on trouve à la place d'une projection du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma des appartements de standing ou une salle de fitness.

(1) Expression valise composée de «Gentrifizierung» (la gentrification), et de «fick dich» («va te faire foutre»).