Depuis jeudi soir, le tintamarre des cacerolazos («concerts de casserole») ne faiblit pas en Colombie. Il a encore retenti samedi et dimanche, assourdissant ou rythmant les mobilisations sur un drôle de son tropical, accompagnant des chansons révolutionnaires ou l'hymne national, dansant ou colérique, réalisés par de petits groupes à un coin de rue ou rassemblant des centaines et des milliers de personnes sur les grandes places de toutes les grandes villes du pays. Il devrait repartir de plus belle ce lundi avec la nouvelle manifestation convoquée par les syndicats et les différentes composantes du mouvement social qui protestent en masse contre le gouvernement d'Iván Duque, au pouvoir depuis quinze mois et dont la cote d'impopularité atteint déjà 69 %.
La forte répression policière, les accusations de vandalisme visant à délégitimer le mouvement de la part des autorités ainsi que la décision autoritaire de décréter un couvre-feu et de militariser la capitale dans la nuit de vendredi à samedi - sans raison objective, mais générant un vent de panique - ont été les déclencheurs de cette forme de protestation inhabituelle en Colombie. Et comme l'écrit le politologue Yann Basset sur le site d'analyse en ligne la Línea del Medio, le bruit des casseroles représente à la fois «un message de mécontentement contre le gouvernement mais aussi une revendication du caractère pacifique de la manifestation face aux groupes violents et à la répression policière».
Tout a commencé jeudi : la mobilisation convoquée de longue date par les syndicats pour protester contre le «gros paquet» de mesures économiques et sociales du gouvernement a rassemblé des centaines de milliers de personnes (207 000 selon les autorités, plus d'un million selon les organisateurs) dans les rues de toutes les grandes villes de Colombie.
Assassinats
Le gouvernement, échaudé par ce qui se passait en Equateur, au Chili et en Bolivie, avait multiplié les avertissements avant la mobilisation, comme anticipant ou préparant la violence… Résultat, la mobilisation a été bien plus massive qu'attendu et les revendications économiques et sociales se sont transformées en un mécontentement généralisé contre le gouvernement. «Nous avons vraiment beaucoup de raisons de nous mobiliser», s'exclament en chœur trois retraitées qui tapaient samedi sur leurs casseroles avec des centaines de personnes dans le parc national de Bogotá. Chaque manifestant rencontré depuis jeudi énumère sa longue liste de revendications, tandis que les pancartes fleurissent de slogans imaginatifs comme «Ils nous ont tout enlevé, même la peur».
Les revendications peuvent être regroupées en plusieurs grands thèmes. D'une part, ils réclament la mise en œuvre réelle et complète de l'accord de paix signé il y a exactement trois ans entre le gouvernement précédent et les Farc, alors que les violences et la guerre reprennent dans certaines régions du pays. Ensuite, ils protestent contre la multiplication des assassinats de ce qu'on appelle en Colombie les leaders sociaux (dirigeants locaux, amérindiens, paysans, militants des droits de l'homme, de l'environnement) et des ex-combattants des Farc, ainsi que contre la violence de l'Etat. Le ministre de la Défense a en effet dû démissionner au début du mois à la suite de plusieurs graves «bavures» commises par l'armée, notamment des exécutions extrajudiciaires et un bombardement militaire présenté comme «une opération impeccable contre un camp de dissidence des Farc», dans lequel au moins huit mineurs avaient été tués.
Corruption
Enfin, les manifestants visent l’amélioration de la qualité de vie (santé, éducation, retraite) dans ce pays qui, en dépit de sa croissance (3,2 % cette année), reste l’un des plus inégalitaires de la région. Il faut aussi ajouter la lutte contre la corruption, endémique en Colombie, et à laquelle avait promis de s’atteler le gouvernement.
La plupart des slogans conspuent aussi non seulement le gouvernement, mais surtout l'ancien président Alvaro Uribe (2002-2010), mentor du président actuel, aujourd'hui mis en examen par la justice et dont la popularité commence à s'effriter. «C'est le réveil de l'hypnose uribiste», proclamait une jolie pancarte de la manifestation de jeudi.
Samedi, les forces antiémeutes ont tenté de disperser à coups de grenades lacrymogènes et assourdissantes les rassemblements de concerts de casseroles dispersés dans toute la capitale. Un étudiant touché à bout portant samedi après-midi dans le centre de Bogotá était dimanche matin entre la vie et la mort. Une énième bavure qui a déclenché une indignation nationale et fait redoubler le tapage.
Le président Duque, tentant de calmer le jeu, a appelé à une «conversation nationale» qui devait débuter dimanche avec les maires et gouverneurs de région élus récemment et qui entreront en fonction le 1er janvier. Depuis jeudi, un cacerolazo rassemble tous les soirs des centaines de personnes devant sa résidence privée…