«Je suis censée leur dire quoi ? Je m'en suis sortie, maintenant débrouillez-vous ? interroge une ingénieure trentenaire. Chez vous, on laisse ses parents vieillir seuls en maison de retraite !» Point final d'une conversation où elle avait sans doute le sentiment de se fatiguer à expliquer un concept difficile à comprendre pour son interlocutrice. Juste avant, elle s'était lamentée sur le solde alarmant de son compte en banque, la facture reçue pour les rénovations dans la maison de son père, et les vacances que, cette année encore, elle ne prendrait pas malgré un travail éreintant et bien rémunéré.
En cause, ce que l’on a nommé la «black tax», la taxe noire, une réalité pour des milliers de Sud-Africains. Teintée à la fois de fatalisme, de sens du devoir, d’honneur et de frustration. Dans l’Afrique du Sud post-apartheid, cela signifie concrètement, pour de nombreux jeunes professionnels noirs, en particulier issus de la première génération de diplômés de l’université, la nécessité de redistribuer une partie de leurs revenus aux membres de la famille moins aisés.
L’un prend en charge les frais de scolarité d’une sœur ou le permis de conduire d’un neveu, l’autre paie le loyer de sa tante et envoie de l’argent à sa grand-mère dans une région rurale. Selon une étude menée l’an dernier par le fonds de pension et d’investissement Old Mutual, 83 % des membres de la classe moyenne noire sud-africaine s’y soumettent, plus ou moins volontairement.
Graal
Une solidarité qui finit par peser lourd dans un contexte économique vacillant, où le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Acculés, certains décident d’ignorer les demandes et les appels insistants, et prennent le risque de subir les regards accusateurs lors de la prochaine réunion familiale, où ils n’oseront peut-être pas aller.
Depuis longtemps déjà, la philosophie humaniste africaine, l’Ubuntu, terme employé par Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix, évoquait un idéal de fraternité, où l’esprit communautaire serait l’un des piliers de la société. Mais là où l’Ubuntu apparaissait comme un graal à atteindre, la black tax est de plus en plus souvent perçue comme un boulet, qui empêche de mener à bien ses propres projets, de sortir de la pauvreté, et engendre des sentiments mitigés. Elle illustre aussi les inégalités qui continuent de fracturer la société sud-africaine, héritées de l’apartheid, alors que la population noire n’avait accès ni aux mêmes opportunités d’emploi et d’éducation que les Blancs ni aux prêts bancaires. Aujourd’hui, le taux de chômage bat des records, les aides de l’Etat restent insuffisantes. Alors c’est la famille qui sert de bouée.
Le journaliste et écrivain sud-africain Niq Mhlongo a consacré son dernier livre en septembre à la black tax. C’est aussi le titre d’une nouvelle série télé qui sera diffusée en janvier. Parmi la jeune génération, la parole s’ouvre sur ce sujet encore tabou.