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Libération
Récit

A Beyrouth, «cette violence ne nous empêchera pas de continuer»

Avant les discussions en vue de désigner un nouveau Premier ministre ce lundi, des milliers de Libanais ont manifesté dimanche, malgré les émeutes de la veille, pour exiger un gouvernement d’experts.
Des forces de l’ordre faisant face à des proches du Hezbollah et du mouvement Amal, lors d’échauffourées samedi soir dans Beyrouth. (Photo Anwar Amro. AFP)
par Acil Tabbara, Correspondance à Beyrouth
publié le 15 décembre 2019 à 21h01

Ils sont revenus, dix fois plus nombreux, se masser devant le Parlement dans le centre de Beyrouth dimanche soir, pour réclamer un gouvernement formé de technocrates. Là même où les violences de la veille avaient fait plus de 90 blessés. Bourgeoises au brushing impeccable, femmes voilées venues des quartiers populaires, étudiants, retraités, ils se connaissent désormais, à force de manifester ensemble depuis bientôt deux mois. Du nord du pays, de la plaine de la Békaa dans l'est, de la montagne au sud de la capitale, des manifestants sont venus pour crier leur indignation face à la brutalité inouïe dont ont fait preuve les forces de l'ordre dans la nuit de samedi à dimanche. Et montrer que la mobilisation ne faiblissait pas à la veille des consultations parlementaires en vue de désigner un nouveau Premier ministre. Agitant leurs drapeaux libanais, ils ont répété le slogan qui rend furieuse la classe politique, qui a toujours joué sur les divisions confessionnelles : «Tous, sans exception.» Tous les dirigeants, tous les partis politiques, tous les milieux d'affaires doivent partir, exige la rue.

Batailles

L’affluence de dimanche n’était pas la plus importante depuis le début du soulèvement, le 17 octobre, mais il fallait du courage pour redescendre dans la rue quelques heures seulement après les batailles rangées de la veille : samedi après-midi, les manifestants avaient été attaqués par des casseurs proches du Hezbollah et de son allié, le mouvement Amal, puis, dans la soirée, lorsque les protestataires s’étaient regroupés devant le Parlement pour proclamer leur rejet de la classe politique, les forces de l’ordre, mais surtout la police du Parlement, relevant directement du président de la Chambre des députés (Nabih Berri, aussi chef du mouvement chiite Amal), avaient pris le relais.

«C'était la pire nuit de violences depuis le début de la révolution, témoigne un jeune militant. Les forces de sécurité, la police du Parlement, mais également des hommes en civil armés de bâtons, liés à cette police, nous ont attaqués sans avoir été provoqués.» D'après plusieurs témoignages concordants, des hommes infiltrés parmi les manifestants massés devant le Parlement avaient lancé une bombe fumigène sur les forces de sécurité. Celles-ci ont eu une réaction disproportionnée, pourchassant les protestataires à grand renfort de gaz lacrymos et faisant usage de balles en caoutchouc.

«On a eu peur de cette violence bien sûr, mais elle ne nous empêchera pas de continuer, disait dimanche Houda Ghazi, enseignante dans un lycée privé de Beyrouth. Je pense que les partis sont en train de perdre pied, et ils veulent faire peur aux gens.» Un bijoutier a apporté son masque de soudeur, un autre des lunettes de ski, d'autres des provisions d'oignons… pour se prémunir contre les lacrymos.

Ahmad, un étudiant venu en bus de la plaine orientale déshéritée de la Békaa, affirme qu'il veut «montrer à ceux qui veulent porter atteinte à notre révolution que nous allons continuer. Nous demandons nos droits les plus élémentaires. Les gens meurent aux portes des hôpitaux parce qu'ils n'ont pas de quoi payer des soins de santé. Et la classe politique nous ignore». Jad Jabbour, ingénieur au chômage, accouru du Liban Nord, assure que «ce sont les partis au pouvoir qui sont dans l'embarras et qui ont peur, d'où cet étalage de force».

«Aspirations»

Pour la plupart des militants interrogés, la répression accrue est surtout liée aux consultations parlementaires prévues ce lundi au palais présidentiel, au cours desquelles les groupes politiques doivent nommer leur candidat au poste de Premier ministre. Car depuis la démission de Saad Hariri le 29 octobre, la classe politique, paralysée par ses divergences et aveuglée par ses intérêts, a été incapable de s’entendre sur un nouveau chef de gouvernement.

Les noms de personnalités sunnites (communauté dont doit être issu le chef du gouvernement, alors que le président de la République est un chrétien maronite et le président du Parlement un chiite) ont été évoqués avant d’être retirés, soit sous la pression de la rue, soit en raison du refus de tel ou tel parti. Et aujourd’hui, Saad Hariri, chef du Courant du futur, émerge à nouveau comme le seul candidat potentiel.

«Samedi, ils ont voulu passer un message, estime Talal Tohmé, un militant. Il semble que les partis au pouvoir préparent quelque chose, qu'ils sont arrivés à un compromis entre eux, et qu'ils veulent affaiblir la rue pour annoncer une solution qui ne répond pas aux aspirations du soulèvement», affirme-t-il.

Mais même si Hariri est nommé à nouveau Premier ministre, cela ne signifie pas qu’il pourra former rapidement un gouvernement. Il devra encore obtenir la confiance du Parlement dominé par les partis politiques. Alors que le pays est au bord de la crise économique, les formations politiques (notamment le Hezbollah et le mouvement Amal) continuent de rejeter l’idée d’un gouvernement d’experts, et insistent pour être représentées au sein du cabinet.

L'exaspération commence à se faire entendre également à l'étranger : sur France Inter, le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, a appelé «les autorités politiques» libanaises à «se secouer» et à former un gouvernement avant Noël, estimant que le pays se trouvait «dans une situation dramatique ».