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Libération
CHRONIQUE «TERRES PROMISES»

A Tel-Aviv, les «bus du shabbat» plébiscités

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Chaque mardi, instantanés d’Israël et de Palestine, à la découverte des bulles géographiques et mentales d’un territoire aussi petit que disputé. Aujourd’hui, Tel-Aviv et son service de bus «non casher» durant le shabbat, une victoire des laïcs urbains qui fait fulminer les religieux.
Un «sababus» au nord de Tel-Aviv, le 7 septembre. Ce type d'initiative associative a inspiré la municipalité à mettre en place son propre service de transports public durant le Shabbat. (JACK GUEZ/Photo Jack Guez. AFP)
publié le 17 décembre 2019 à 6h41

C'est samedi : le bus fonce le long de la plage à Tel-Aviv. Sur le siège juste derrière celui du chauffeur arabe, un type mal rasé en survêtement bleu électrique siglé du Maccabi Tel-Aviv, en route pour le match du jour. Et puis aussi un trio d'étudiants apprêtés, un caissier emmitouflé dans sa polaire au logo de la chaîne de supérettes AM-PM, des touristes allemands, deux bonnes philippines profitant de leur jour chômé, un couple de retraités… Ce minibus Mercedes numéroté qui zigzague durant le sacro-saint shabbat, c'est à la fois pas grand-chose et une immense transgression. Une sorte de terre promise des juifs laïcs.

Blasphémateurs urbains

Depuis un mois, la municipalité de Tel-Aviv et une poignée de communes limitrophes ont mis en place un service de transports du week-end, prenant soin d'éviter les enclaves religieuses. Succès immédiat. Environ 10 000 personnes ont saturé le service, gratuit qui plus est. La mairie a promis des bus de taille normale à l'avenir.

Ces six lignes de bus pas casher fendillent ce qu'on appelle ici le statu quo religieux. En 1948, David Ben Gourion, le peu pratiquant mais très pragmatique fondateur d'Israël, avait négocié l'assentiment des ultraorthodoxes à son grand projet étatique. Parmi ses concessions : pas de service militaire pour les religieux, pas de mariage civil et pas de transports durant le jour juif du repos, de la tombée de la nuit le vendredi au samedi soir. Sur rails ou sur route.

Ces dix dernières années, les transports publics durant le week-end — comme la conscription des hommes à papillotes dans l'armée — sont devenus l'une des principales doléances du camp laïc en Israël. Autant un réel besoin qu'une réplique à l'influence des «craignant Dieu», perçue comme envahissante au fil des années Nétanyahou. Aujourd'hui, les «bus du shabbat» ne sont plus un caprice déraisonnable de blasphémateurs urbains mais une idée mainstream, figurant au programme de Bleu-Blanc, la formation «tout sauf Nétanyahou» arrivée en tête aux dernières élections.

«Vivre comme des goys»

Pour l'imposer à sa ville, le maire Ron Huldai a profité de la paralysie gouvernementale en exploitant une faille dans la législation : la gratuité. La mise en place d'une grille tarifaire aurait dû obtenir l'aval du ministre de l'Intérieur, l'ultraorthodoxe Aryé Dery. Samedi, 500 religieux ont manifesté sous les fenêtres du maire travailliste. Slogan type : «On n'est pas revenus ici après 2 000 ans pour vivre comme des goys».

«Pour eux, c'est sacré, concède Joni, un étudiant usager. Mais on ne peut pas mettre au point mort une métropole juste pour eux. Des gens ont besoin d'aller travailler, d'autres de voir leur famille à l'hôpital. Tout le monde n'a pas une voiture.»

Dans un autre bus, Shani Kagan se présente en riant comme «le visage de la révolution». La jeune actrice est la «star» de la campagne vidéo de Noa Tanua, association qui réclame des bus dans tout le pays le week-end. Elle y joue une militaire en permission, bloquée chez elle. «Le message, c'est : "elle donne toute sa semaine au pays, et le week-end, on la prive de plage !"» Son ami théâtreux résume : «Le patriotisme, ça marche toujours. Bientôt, il y aura des bus partout.» Même à Jérusalem ? «Hum. Là, je crois que ce serait la guerre…»