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Libération
Reportage

Au Chili, le slam qui blâme les violeurs

Depuis près d’un mois, le collectif Lastesis scande dans les rues et devant les institutions un chant contre les violences sexuelles qui a été repris à travers le monde.
Des Chiliennes en pleine performance de Un violador en tu camino, jeudi à Santiago. (Photo Javier Torres. AFP)
publié le 20 décembre 2019 à 20h41

«Le coupable, ce n'est pas moi, ni mes fringues, ni l'endroit» : comme une libération, ce refrain résonne sans fin dans les rues chiliennes et se répète depuis près de trois semaines dans des dizaines de villes à travers le monde, de Santiago à Mexico, de Madrid à Beyrouth, de Paris à Istanbul. Réalisée yeux bandés, doigts pointés vers l'avant, aux cris de «le violeur, c'est toi, ce sont les flics, les juges, l'Etat, le Président», la performance, intitulée Un violador en tu camino («un violeur sur ton chemin») et imaginée par le collectif Lastesis, a été réalisée pour la première fois fin novembre, devant un commissariat de la grande ville portuaire de Valparaíso, en plein mouvement social au Chili. Elle a été reproduite devant le palais présidentiel de la Moneda ou encore devant le Congrès chilien, avant de faire le tour du monde en l'espace de seulement quelques jours.

«Le patriarcat est un juge qui nous accuse d'être nées. Et notre punition est la violence que vous voyez. Féminicide. Impunité pour l'assassin. Disparition. Viol», scandent les Chiliennes en se baissant, les genoux pliés, les mains derrière la tête, en référence aux 194 personnes (en majorité des femmes) qui, depuis le 18 octobre, début du mouvement social au Chili, disent avoir subi des violences sexuelles de la part de la police. Les carabineros auraient forcé plusieurs d'entre elles à adopter cette posture devant eux, nues, au cours de leur garde à vue.

Salopette. La performance - conçue par Lea Cáceres, Paula Cometa, Sibila Sotomayor et Dafne Valdés, les quatre membres du jeune collectif Lastesis - devait initialement faire partie d'une pièce de théâtre sur le thème du viol. Mais la profonde mobilisation en cours au Chili les a poussées à adapter le texte et la chorégraphie aux circonstances du moment, et à donner rendez-vous à des volontaires devant un commissariat.

«Nous avons lancé des invitations sur les réseaux sociaux. Quarante-cinq personnes ont répondu à l'appel : on était très surprises, on s'est dit "il y a tellement de monde, quelle émotion !"» se souvient en riant Sibila Sotomayor, encore stupéfaite de l'ampleur qu'a pris Un violador en tu camino. Après un temps de réflexion, les membres de Lastesis ont accepté plusieurs invitations à participer à des conférences-débats. Le 12 décembre, habillées de leur éternelle salopette rouge, elles étaient donc au centre culturel Gabriela-Mistral, dont les murs extérieurs portent de nombreuses fresques militantes et des graffitis critiquant le gouvernement du président de droite, Sebastián Piñera, fortement contesté dans la rue. Le centre culturel se trouve en effet à quelques dizaines de mètres de la place de la Dignité, du nom donné par les manifestants chiliens à leur point de rassemblement habituel place d'Italie, dans le centre de Santiago.

Les militantes de Lastesis, qui soutiennent sans réserves les revendications du mouvement social, soulignent que pour cette performance, elles souhaitaient s'inscrire dans une perspective féministe décoloniale et travailler sur le sujet du viol. Elles se sont appuyées sur les travaux de l'anthropologue féministe argentine Rita Segato et sur des statistiques concernant le Chili : «Selon des chiffres non officiels, seuls trois viols sur dix donnent lieu à des plaintes, et seulement 8 % de ces plaintes aboutissent à des condamnations», affirme Sibila Sotomayor.

Un an après le grand mouvement féministe chilien de 2018, la performance de Lastesis a suscité une vague massive de témoignages et de dénonciations sur les réseaux sociaux dans le pays. «On n'avait absolument pas imaginé que notre chanson aurait cet effet», explique Sibila Sotomayor, qui estime toutefois que «c'est la seule option qu'il reste aux victimes» face à l'impunité des agresseurs et l'inefficacité de la justice. Dans la salle où a lieu la conférence, plusieurs femmes osent elles aussi raconter ce qu'elles ont subi : «J'avais 2 ans, j'étais habillée en rose», commence Ruby Carreño, la cinquantaine, en séchant discrètement ses larmes. «La première fois que j'ai fait la performance, c'était vraiment libérateur pour moi de dire que "la coupable, ce n'est pas moi", mais aussi de dénoncer le patriarcat en tant que système», ajoute-t-elle à la sortie du centre culturel.

Universalité. «Notre petit groupe s'est transformé en un grand collectif», constate Paula Cometa, de Lastesis, pour qui le fait que la performance se soit répandue à travers le monde ne fait que refléter l'universalité de la violence sexiste, «une violence systématique, qui se perpétue depuis des milliers d'années».

Avant de partir, les quatre militantes féministes accompagnent le public dans une nouvelle chorégraphie. «Le violeur, c'est toi», scandent-elles encore une fois, doigt pointé vers l'avant, avant de conclure d'une seule voix : «L'Etat oppresseur est un mâle violeur.»