La cible n’était ni stratégique ni même symbolique. En Somalie, les bombes explosent simplement pour faire le plus de morts possible, semble-t-il, tuant au hasard pourvu que le bilan des victimes soit lourd et qu’il retienne l’attention des médias pendant quelques heures. Samedi matin à Mogadiscio, pendant l’heure de pointe, une voiture piégée a ravagé un carrefour très fréquenté de l’une des entrées de la capitale. Au moins 90 personnes ont été tuées et de nombreux blessés graves ont été transférés dans les hôpitaux de la ville.
L'attentat n'a pas été revendiqué mais a déjà été attribué à l'organisation Al-Shebab par les autorités. Ce groupe islamiste armé, qui règne en maître sur une partie du territoire somalien, dans les zones rurales, depuis une décennie, vient régulièrement déclencher ses bombes dans la capitale de 2,5 millions d'habitants. Le 14 octobre 2017, deux de ses camions remplis d'explosifs avaient tué près de 600 personnes dans un marché du centre-ville. Un effroyable record. Cette fois-ci, la déflagration s'est produite non loin de l'université nationale. «Quand l'explosion a eu lieu, je sortais d'une échoppe de thé. J'ai vu de mes propres yeux du sang et des morceaux de corps humains éparpillés un peu partout, a raconté un policier au Washington Post. J'ai aussi vu un bus universitaire réduit en cendres.» Il s'agit du vingtième attentat à la voiture piégée commis en Somalie en 2019.
Bilan sécuritaire
«Cet ennemi s'emploie à mettre en œuvre la volonté destructrice du terrorisme international [les shebab ont prêté allégeance à Al-Qaeda, ndlr], ils n'ont jamais fait quoi que ce soit de positif pour notre pays, ils n'ont pas fait de routes, jamais construit d'hôpitaux ni d'établissements d'éducation, a réagi le président Mohamed Abdullahi Mohamed, dit «Farmaajo». Tout ce qu'ils font, c'est détruire et tuer, et les Somaliens le savent bien.» Elu de façon indirecte par les chefs de clans somaliens en 2017, Farmaajo doit théoriquement remettre son mandat en jeu en 2020. Son bilan sécuritaire n'a rien de flamboyant. «Il ne faut pas lui jeter la pierre. Il a réussi à stabiliser le pays, il défend avec acharnement l'idée de la Somalie en tant qu'Etat, tient bon face aux volontés autonomistes du Jubaland (au Sud) et du Puntland (au Nord), relativise Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la Corne de l'Afrique. Paradoxalement, ces attentats aveugles des shebab sont aussi un témoignage de leur impuissance. Géographiquement comme politiquement, ils ne s'étendent plus.»
La Somalie est le pays d'Afrique où l'armée américaine est de loin la plus active. Entre 500 et 800 GI's y sont déployés. La cadence des frappes de drones visant les shebab a largement augmenté depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump. En avril, le commandement militaire américain pour l'Afrique avait annoncé avoir tué 800 «terroristes», au cours de 110 attaques aériennes, en un an. En représailles, les shebab ont lancé cet automne un audacieux assaut contre la base américaine à Baledogle, 100 km au nord-ouest de Mogadiscio. L'attaque n'a pas empêché Washington de rouvrir son ambassade quelques jours plus tard, après vingt-huit ans d'absence.
Plateforme historique
Les Etats-Unis sont loin d'être seuls en Somalie. L'Amisom – la force de maintien de la paix de l'Union africaine – est forte de 20 000 soldats. Mais son retrait est prévu pour 2021 et des doutes subsistent sur la capacité de l'armée nationale à prendre le relais. «L'Amisom protège ses propres camps, les bâtiments officiels, l'aéroport… des infrastructures qui préoccupent en réalité les Occidentaux, juge Marc Lavergne. Pour les Somaliens, ils ne font hélas pas beaucoup de différence dans la vie quotidienne.»
Le pays a beau stagner dans les profondeurs des classements mondiaux de développement humain (aucune statistique n'est disponible depuis près de trente ans), il reste une plateforme commerciale historique et incontournable pour la région. Et, à ce titre, un enjeu des rivalités régionales. La Somalie accueille sur son sol depuis 2017 une base militaire turque – officiellement un camp de formation – qui compterait environ 200 soldats. Parmi les victimes de l'attentat de samedi figuraient deux ressortissants turcs. Ankara a envoyé un avion militaire dimanche à Mogadiscio pour évacuer une quinzaine de personnes grièvement blessées, et dépêcher sur place des médecins. «L'autre réussite de Farmaajo est d'avoir su trouver un équilibre diplomatique entre les Qataris, les Turcs et leurs adversaires Emiratis, explique l'universitaire. Or ce n'était pas gagné tant la Somalie est habituellement, à l'échelle des compétitions internationales, un objet plutôt qu'un sujet.»